À la recherche du centre perdu

À la recherche du centre perdu

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Le monde change et les livres aussi. Cette phrase qui sonne comme un banal slogan est pourtant un point de départ pour comprendre la littérature-monde. Pour sa 33e édition, la Foire du livre de Tunis aura réussi à refléter la mutation géographique de la pensée, prouvant que l’occident n’a plus le monopole des idées, car devenu la province de la réflexion postmoderne. Il s’agit là de « périph », ce mot-concept, à une échelle plus minime, dont parlent les rappeurs issus des générations d’immigrés en France, celui qui sépare Paris de la Banlieue, le passé du futur, les dominés des dominants, et si on devait appliquer le même exemple à la Tunisie, ça serait « Bab Alioua ». Qui ne connaît pas cette tristement célèbre phrase : « Tu ne dépasseras pas Bab Alioua », phrase qui s’adresse à ceux qui viennent des régions intérieures.

 

L’éclatement de l’espace, le chaos migratoire, et les litiges causés par la fermeture des frontières ont fait naître des chemins alternatifs dans la circulation des idées. Si la mobilité physique est réduite, celle des idées n'a jamais été aussi fluide.

 

Aujourd’hui, l’Afrique, l’Asie et l’Amérique du Sud se distinguent dans le paysage de la philosophie, de la poésie et de la littérature et instaurent ainsi un dialogue d’égal à égal avec le Nord. La preuve en est, les derniers prix Goncourt, celui décerné à Leila Slimani, franco-marocaine pour son livre « Chanson douce », et le prix Goncourt lycéen décerné à Gaël Faye, franco-burundais, pour son livre « Petit pays ». Deux talents qui viennent de la périphérie, et non du centre Franco-francophone.

 

La Tunisie, dont l’élite francophone a connu les lumières à travers les penseurs occidentaux, et les classiques arabes, a accès aujourd’hui à une vision différente du monde, une vision qui trouve ses racines dans le questionnement du passé, de l’histoire, à travers les plumes des anciens colonisés, des enfants de la crise, d’une génération qui, grâce à la révolution numérique, a su trouver des réponses dans les coins reculés des librairies du web.

 

L’étalement fait dépérir le centre, la centralité est devenue un leurre, qui plonge certains penseurs occidentaux ou même certains partis politiques dans la nostalgie d’un occident grand et puissant. La préférence culturelle a connu ses heures de gloire, que vaut réellement le livre d’un indigène face au génie de Racine ? 

 

Les enfants des années 90 ont certainement connu l’importance du français, leurs parents diplômés de grandes écoles en France, leur ont légué la beauté de cette langue, eux qui pouvaient aller de l’autre côté de la méditerranée sans visa, ne se doutaient sûrement pas de ce qui allait arriver, de la fissure identitaire qu’allait causer la maîtrise d’une langue d’un pays où leurs progénitures ne pouvaient même pas mettre les pieds. Mais, ce problème de la centralité de la culture ne concerne pas que les pays du tiers monde. Usul, jeune philosophe youtubeur, vulgarisateur de la génération Y et chroniqueur pour Mediapart, parle dans une de ses vidéos de sa récente découverte de Frantz Fanon, Spivak et l’importance de « l’orientalisme » Edward Said. C’est connu, quand YouTube s’en mêle, le sujet devient alors générationnel. Et c’est justement là, la force de cette 33e édition de la foire, en invitant des intervenants du monde entier, en faisant de la périphérie et de la centralité un sujet transcendant de cette édition, elle a replacé la Tunisie dans le présent.  

 

Il ne s’agit pas ici de comparer une culture à une autre, ou de favoriser une culture par rapport à une autre. Au contraire, il s’agit de démontrer que toutes se valent, et que la domination d’une pensée venue d’un seul centre n’existe plus. On parle d’une littérature-monde, concept inspiré du « Tout-monde » de Glissant ; et c’est pour cette raison qu’on va conclure avec les mots du père du « Discours Antillais » : « Nous vivons un temps où nous assistons, d’une manière claire et évidente, au déclin de certaines centralités hégémoniques qui ne cessent de décliner sous nos yeux, ceux-là mêmes qui ont produit cette distinction entre centre et périphérie. »