« Heroes » a 40 ans : David Bowie au pied du Mur

« Heroes » a 40 ans : David Bowie au pied du Mur

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Janvier 2016, David Bowie meurt, un Tweet du ministère des affaires étrangères allemand rend hommage à l’homme, et salue sa contribution à la chute du mur. « Heroes » y est pour quelque chose. Disque épique, avant-gardiste, pierre angulaire de l’histoire du rock, « Heroes » de David Bowie fête aujourd’hui ses 40 ans, l’occasion de revenir sur sa genèse, son mythe et sa réalité. Récit.

 

Bowie, au pied du mur, bien avant Berlin

 

1976, David Bowie vit à Los Angeles, il a vécu les dernières années des triomphes fulgurants des deux côtés de l’atlantique, il a troqué le Glam rock qui l’avait porté au sommet pour la Plastic Soul de Young Americans. Lors de sa phase américaine, il a cherché à s’imprégner de la Soul et développer une nouvelle esthétique du son qui a trouvé son aboutissement dans « Station To Station ». Ziggy est désormais the Thin White Duke, son chant a évolué, inspiré par le style du crooner maudit, Scott Walker, et sa manière de faire des disques a fondamentalement changé : Désormais, le studio, avec toutes ses possibilités est utilisé comme instrument. Mais ce qui marque le plus cette phase américaine, c’est la cocaïne et le train de vie de star à Los Angeles. La dépendance s’accroît. David Bowie est physiquement et mentalement au pied du mur, comme son nouvel ami, Iggy Pop, qui, lui, plongeait totalement dans l’héroïne. Amaigri, blanc comme neige, fatigué, en désaccord avec sa femme, avec son manager, il plaque Los Angeles, les paillettes, le succès et se réfugie pour un laps de temps en France, emmenant dans ses bagages Iggy Pop, avant d’atterrir à Berlin.

 

Standing By the Wall

 

Berlin, choix étrange pour deux individus qui veulent décrocher des drogues. Plaque tournante mondiale des substances, ville libre et libertine, centre de toutes les tentations, mais aussi ville unique, séparée physiquement et psychologiquement par un mur. L’atmosphère est lourde, étrange. Au fond Bowie est parti vers ses obsessions, vers sa passion de la culture allemande des années vingt.

À Berlin, le mode de vie avait effectivement changé : Habits sobres, balades à pied et à vélo, vie anonyme à la limite austère et tournée des bars. Désormais, l’alcool est le substitut à la cocaïne. C’est là où démarre une longue période créative puisant sa force dans l’atmosphère de la ville, de la culture allemande, et d’un nouveau processus de création expérimental influencé par la scène locale : les expérimentations de Kraftwerk, Tangerine Dream et Neu !

 

La théorie du Hasard

 

Bowie s’est entouré de musiciens et personnages d’exception : Le Guitariste Carlos Alomar, rencontré aux États Unis, Brian Eno, ex roxy music et grand théoricien des architectures sonores Ambient, Toni Visconti, producteur hors du commun, qui produira quasiment tous les grands albums de Bowie et Robert Fripp, absent des sessions de « Low » mais à l’apport crucial sur « Heroes ».

Le processus de création des albums berlinois de Bowie était novateur. Le point de départ de chaque titre était des bribes de composition, une suite d’accords ou d’harmoniques improvisés à partir desquelles les musiciens développaient des sons et des rythmiques. Aucun titre n’a été composé d’une manière classique. Ici, nous sommes loin des schémas classiques du couplet, refrain. Les titres se construisaient via des sessions d’enregistrement spontanées ou l’expérimentation est la règle. Ce processus fut appliqué aux trois albums « Low », « Heroes » et « Lodger ».

Faussement appelé Trilogie berlinoise, « Low » a été enregistré dans sa grande partie en France. « Lodger » a été achevé en Suisse. Seul « Heroes » est un album 100 % berlinois (et encore, comme nous le verrons plus loin).

 

You could be mine, I drink all the time

 

Indépendamment des prouesses techniques, c’est l’atmosphère dégagée par l’album qui fait sa force. Heroes est profondément berlinois. Les sessions d’enregistrement se sont déroulées aux studios Hansa, situés dans un immeuble face au mur où les musiciens pouvaient apercevoir les soldats de la RFA de l’autre côté. Le studio, grand, était une salle dédiée aux bals de la Gestapo lors de la Seconde Guerre mondiale. Ce contexte s’est largement répercuté sur le disque, la tension se ressent, Heroes est une véritable métaphore du Berlin de cette époque, et la boisson est constamment évoquée, particulièrement dans les titres « Blackout » et « Sons of a silent of age » mais aussi le titre qui offre son nom à l’album : « Heroes ».

 

We Can Be Heroes, Just For One Day…

 

« Heroes » est elle une chanson sur la boisson ? La presse française s’est emportée lors des dernières semaines suite à une révélation de Toni Visconti : « Heroes » serait une chanson d’un alcoolique cherchant à se débarrasser de cette addiction. Bien que portant une part de vérité, le contexte et la genèse du titre « Heroes » sont plus compliqués que ça.

Iggy pop est venu confirmer dans un documentaire de la BBC les intentions de Bowie quant à ce titre, qui serait l’histoire d’un couple d’alcooliques. Bowie à l’époque l’aurait souvent évoqué avec lui. Réellement, « Heroes » est le pur exemple de l’application de la théorie du hasard. La musique a été posée bien avant la chanson. Comme on jette les bases d’une construction. L’intention de départ était sans doute de travailler sur une structure ressemblant à « Waiting For The man », titre du velvet Undergroud que Bowie jouait souvent en live. La section rythmique était déjà enregistrée depuis des semaines. Mais Bowie n’avait pas encore converti la musique en chanson. Les paroles n’étaient pas écrites, ni la mélodie. Ce que l’on sait par contre, c’est que le titre portait déjà le nom de « Heroes » en hommage à l’une des influences de Bowie lors de cette phase berlinoise : le titre « Hero » de Neu !

Une partie des paroles sont aussi le fruit de théorie du hasard. À cette époque, Bowie utilisait une technique d’écriture basée sur le collage de phrases et de textes puisés dans des livres et magazine, comme le faisait un de ses héros : William Borrough. Toutefois, un événement a donné sa cohérence au titre et permis son aboutissement…

 

« Tu es dans la chanson »

 

Ce jour-là, Bowie avait besoin de concentration pour écrire les paroles de l’album, il a demandé à son producteur Toni Visconti et la choriste Antonia Maas de sortir faire un tour et le laisser seul au studio. Ces deux derniers sont partis s’embrasser au pied du mur. Bowie regardait par la fenêtre. À cette époque, Visconti était marié à la chanteuse Mary Hopkins. Cette scène fut un déclic à partir duquel Bowie a très vite bouclé les paroles : le mur, l’amour impossible, les gardes avec leurs armes. Les paroles font référence à tout cela, mais aussi à une référence littéraire : « A Grave for a dolphin » une nouvelle d’Alberto Denti Di Pirajno qui raconte une histoire d’amour impossible entre un Italien et une Éthiopienne. Nouvelle qui a sans doute influencé le couplet « I Wish i could swim like dolphins can swim ».

À son retour au studio, Visconti a remarqué le sourire malicieux de Bowie et de l’ingénieur son. L’ingénieur son lui dit « Tu es dans la chanson ». La légende dit que l’écriture des paroles et l’enregistrement des parties vocales ont été bouclés en cinq heures. Légende soutenue par Visconti et Bowie. Toutefois, un témoignage parle de sessions complémentaires à Montreux.

On disait plus haut que seul « Heroes » était un album 100 % berlinois de Bowie. Toutefois, ce que l’on sait, c’est que l’album a été mixé au Mountain Studios à Montreux. David Richards, à l’époque jeune ingénieur son, et futur producteur de Bowie et de Queen est d’ailleurs crédité. Second élément étrange, c’est une interview que donne David Richards au magazine Recording Musicien d’avril 2002. Richards évoque clairement des enregistrements complémentaires de voix et aussi du riff mythique de la chanson « Heroes » de Robert Fripp. S’agit-il de l’enregistrement vocal des versions françaises et allemandes de « Heroes » ou du chant de la version principale ? Rien n’est clair.

 

1977, année héroïque

 

1977, année exceptionnelle dans l’histoire du rock. Une nouvelle génération a totalement changé le son et a donné un coup de vieux à la génération soixante-sept début soixante-dix. La planète rock a vu arriver d’un coup The Stranglers, the Clash, Sex Pistols, Wire, The talking Heads, Suicide, Televison. L’apocalypse punk avait tout emporté sur son passage. Pendant ce temps-là, les seuls rescapés furent les gars à Berlin, parce qu’ils avaient une longueur d’avance, en dessinant les contours des sons futurs, Bowie a sorti « Low » et « Heroes », Iggy Pop « The Idiot », Brian Eno « Before and After Science » et Kraftwerk « Trans-Europe Express ». Ces disques avant-gardistes donneront naissance à la Cold Wave et au meilleur des années 80 en influençant une génération faite de Joy Division, de Cure, Depeche Mode, U2, New Order, Siouxie and The Banshees, Nick Cave, Tuxedomoon, the Psychedelic furs, Bauhaus, Echo and the Bunnymen. Bowie rentre définitivement dans l’Histoire, et continuera, pendant presque 40 ans à l’écrire.