Université populaire de Caen à Tunis : Onfray appelle à la naissance du « JE »

Université populaire de Caen à Tunis : Onfray appelle à la naissance du « JE »

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C’est une longue file d’attente qui s’est formée vendredi soir au 4e art attendant impatiemment le début de l’événement. Il ne s’agissait ni d’une pièce de théâtre ni d’un film et même si l’événement avait lieu dans le cadre de DOC A TUNIS, c’est de philosophie qu’il s’agissait.

 

En effet, l’université populaire de Caen ayant rejoint l’événement, ce sont ses deux fondateurs, Michel Onfray et Gérard Poulouin qui ont tenu deux panels ce vendredi. Le premier s’interrogeait sur la décolonisation de la langue française, le deuxième sur le temps long de la laïcité.

 

Décolonisation de la langue française

 

La séance a débuté avec l’intervention de Gérard Poulouin, qui nous a parlé de décolonisation de la langue française. « Instrument d’aliénation aux peuples colonisés », mais aussi « porteuse d’un héritage » celui des lumières.

 

Le français, souvent assimilé à la langue du colonisateur, a été utilisé par plusieurs auteurs et poètes maghrébins et Africains issus d’anciennes colonies françaises. Assia Djebar, Abdellatif Laâbi, Taher Bekri ou encore l’ancien président du Sénégal Leopold Sédar Senghor se sont tous approprié la langue française. S’appuyant sur leurs textes et leurs parcours, Gérard Poulouin a essayé de démontrer que l’on pouvait faire du français la langue d’une « expression personnelle qu’on enrichit » et non une langue de sujétion.

Senghor « s’est approprié de la langue dans ses poèmes [...] on entend à travers ses textes une voix, celle de l’Afrique noire » nous dit-il.

 

« Les écrivains haïtiens ont utilisé le Français comme une arme pour dénoncer la puissance coloniale », cite-t-il comme autre exemple « La langue s’enrichit d’apports nouveaux, sensibles ». Ces écrivains ont créé selon Poulouin « des espaces linguistiques où ils se sont émancipés ».

Assia Djebar, écrivaine algérienne s’est également interrogé sur le statut du français et sur son abandon au profit de l’arabisation, l’arabe étant la langue des institutions de l’état et celle des islamistes.

 

La salle était mitigée, quant à elle, entre ceux qui approuvaient le discours et ceux qui pensaient que la langue fait partie intégrante de l’identité.

 

Le temps long de la laïcité

 

 

Dans un pays où la religion intervient encore souvent dans la vie de tous les jours, dans la vie privée, il est judicieux de s’interroger sur l’importance de la laïcité afin de s’affranchir de la domination du religieux.

En voulant aborder le sujet, Michel Onfray avance doucement sur un terrain glissant. Il dit vouloir « respecter les croyants et les différentes sensibilités ».

Alors qu’il vient de publier un livre « Décadence » (Flammarion) dans lequel il revient sur le judéo-christianisme en Europe, de Jésus au 11 septembre 2011, déconstruisant son histoire, Michel Onfray aborde dans son panel une autre religion monothéiste. En effet c’est d’islam qu’il s’agit quand on parle de Tunisie, mais l’analogie entre les deux religions existe, du coup, le philosophe appelle les Tunisiens à calquer puis adapter un schéma existant à leur réalité pour aller vers la laïcité.

 

« Un homme et une femme qui ne sont pas mariés n’ont pas le droit d’être dans une même chambre… j’ai voulu comprendre pourquoi et il m’est venu de vous parler de Descartes ». C’est à peu près en ces termes que débute l’exposé de Michel Onfray.

 

Il cite René Descartes, philosophe français, fondateur de la pensée rationnelle et, avant qui, le paysage intellectuel ressemblait au paysage tunisien, où l’individu, le « je » n’existe pas.

« Descartes arrive dans une période où la philosophie sert la religion, les pères de l’Église sont les intellectuels qui fournissent les éléments de langage qui servent l’idéologie. Ces 10 siècles me permettent de comprendre comment fonctionne un pays où le JE n’existe pas encore, dans lequel Descartes n’a pas encore produit ses effets » dit-il.

 

Pour le philosophe « La Laïcité est une invention française qui dissocie le sacré et le profane. La laïcité s’est constituée dans un lignage philosophique initié par Descartes ».

Le christianisme étant un monothéisme qui a longtemps géré la vie des gens en France, à l’image de l’islam qui fait la même chose en Tunisie aujourd’hui.

Descartes voulait une cité des hommes qui n’a rien à voir avec la cité de Dieux.

La Naissance du JE, de l’individualité, permet à l’individu de se déterminer par lui même. La naissance du JE rendrait possible l’autonomie de la subjectivité, chose qui est interdite en Tunisie où les identités collectives (tribus, familles) dominent encore, relève encore Onfray.

Le philosophe a exhorté les participants à relire les textes religieux en historiens.

Interpellé par une personne dans le public sur les interdits en Tunisie, interdits que la loi cautionne par ailleurs, il a souligné qu’il faut critiquer le monothéisme, car dans d’autres religions polythéistes, les interdits et la phallocratie n’existent pas. La femme dans les religions monothéistes n’existe qu’en tant que mère, elle n’est là que pour donner naissance, son corps est condamné.

C’est à un travail de déconstruction que Michel Onfray a appelé les Tunisiens : « penser dans un pays où la religion d’État règne, le je n’existe pas, il vous faut instaurer la puissance de l’histoire. Faisons et refaisons l’histoire ».

« Pensons les dispositifs qui ont rendu possible la naissance de la subjectivité et de la laïcité et regardez où vous en êtes et regardez s’il y a un Descartes, un jean Meslier. »

L’université populaire de Caen continuera son travail à Tunis en partenariat avec l’association Ness el Fann. Plusieurs débats sont à venir dans une démarche d’échange mutuel. Ces débats permettront de mener à bout un travail de réflexion commun entre des intervenants et des participants de Tunisie et de France.

Née dans une conjoncture spéciale, où la droite montait en flèche en France, l’université populaire de Caen vise à lutter contre les idées extrémistes en diffusant et démocratisant le savoir et en favorisant le débat aux dépens du mépris.

 

« Toute religion qui pose pour fondement de ses mystères et qui prend pour règle de sa doctrine et de sa morale un principe d’erreurs, d’illusion et d’impostures et qui est même une source de troubles et de divisions éternelles parmi les hommes ne peut être une véritable religion ni être véritablement d’institution divine » Jean Meslier

Crédit photo cover : Emna Khelifi