Il paraît que les goûts et les couleurs ça ne se discute pas. Et bien nous on a décidé de vous en parler. Et si vous pensiez que vous étiez libre d’aimer la musique qui vous plaît, vous risquez d’être déçu.
Cette histoire commence très simplement. Le plus banalement du monde. Des amis réunis autour d’un verre à discuter des dernières sorties d’albums, à se demander pourquoi untelne produit plus rien depuis deux ans et quels sont les prochains concerts qui’il ne faudrait pas manquer. Tout se déroulait pour le mieux dans ce bar du centre-ville. Une jolie soirée était en perspective malgré le froid mordant de l’extérieur. Mais sans crier gare les choses dérapent. Le besoin impérieux de faire son « coming-out » musical se fait sentir. Arrive alors l’heure des révélations. L’une d’entre nous annonce un peu honteuse qu’elle n’aime pas Erykah Badu. Portée par cet élan, une autre amie (dont je préfère taire l’identité pour des raisons évidentes) ose dire qu’elle n’aime pas les Pink Floyd… C’enest trop, je dois comprendre. Comprendre pourquoi certaines personnes prennent un immense plaisir à mettre du mezoued volume 25 dans leur 206 noire, alors que cette simple pensée fait saigner certaines oreilles sensibles… Sommes-nous condamnés à nous cantonner à un genre de musique précis ? Y’aura-t-il toujours une frontière invisible et pourtant infranchissable qui sépare les humains qui aiment la musique classique, le reggae, le hip-hop, la pop, la soul, le rock alternatif, la soul, l’acid jazz… Ou existe-t-il un visa spécial qui nous permettrait de nous réunir sur une terre musicale aussi neutre que la Suisse ?
Parole d’expert
Nous avons discuté avec monsieur Anis Meddeb, musicologue et Président du Centre des Musiques arabes et méditerranéennes. Il nous explique que selon les expériences réalisées par l’Institut supérieur de musique de Tunis, nos préférences musicales sont régies par ce qu’on appelle le phénomène physio-culturel. Il nous rappelle également que le fœtus, dès 3 mois, est imprégné par les sonorités entendues par sa mère. 6 mois avant de naître, nous avons déjà une première perception des sonorités et voilà donc notre conditionnement premier. Le terme « culture » dans l’expression phénomène physio-culturel n’est pas non plus là par hasard. Si, lorsque vous n’étiez encore qu’un petit fœtus votre mère habitait en Argentine, il y a de fortes chances pour que vos premiers pas soient un tango. En revanche, si votre mère (et donc vous) êtes originaire de Jamaïque, vous aurez probablement des posters de Bob Marley dans votre chambre à l’adolescence… D’accord, ces exemples sont très clichés, voire douteux, mais vous voyez l’idée.
Le rôle de la mémoire
Déjà conditionnés lorsque nous sommes à l’état de fœtus, nos goûts musicaux continuent à se former selon des critères précis pendant toute notre enfance et nous suivrons, nous définirons, jusqu’à l’âge adulte. C’est pourtant pendant l’enfance qu’intervient un autre facteur très important, la mémoire. Nos jeunes et innocentes années vont être affectées par tous les sons que croiseront nos tympans. Des événements positifs, comme des fêtes, des goûters d’anniversaire ou des dessins animés resteront associés à certaines musiques. Et vice-versa. Continuons nos exemples imagés. Si a 6 ans votre enfant écoute la danse des canards en vacances à Hammamet, cette mélodie restera gravée dans sa mémoire toute sa vie (parents, soyez responsables). Enfin, comme M. Meddeb le précise, c’est du moins le cas pour 80 % de la population. Pour comprendre encore mieux l’impact de la musique sur la mémoire, les chercheurs ont réalisé une expérience avec des hommes et des femmes atteints de la maladie d’Alzheimer. Ils leur ont fait écouter des musiques auxquelles ils ont été exposés à certains moments marquants de leur vie. Cet exercice a fait ressurgir des souvenirs qu’ils ont vécus lorsqu’ils avaient entre 15 ans et 30 ans, c’est-à-dire au moment où notre cerveau est au top de sa forme.
L’éducation musicale VS le faible espoir du libre arbitre
Nous avons donc découvert qu’il existe une première catégorie de personnes, celle qui subit l’éducation musicale, celle conditionnée par les conservatoires, les écoles de musique, les parents, les télés, les radios… Ces personnes aiment les styles de musique qui leur ressemblent, qui les rassurent. L’autre catégorie de la population regroupe les mélomanes, ceux qui ont une certaine ouverture d’esprit et qui peuvent écouter (presque) n’importe quel style - de l’acid house à l’afro trap - et apprendre seulsà aimer. Mauvaise nouvelle, ils ne sont que 2 % sur cette terre. Enfin, comme nous le précise monsieur Meddeb, ceci n’est pas une étude, mais une théorie. Il poursuit. Sans qu’on puisse se l’expliquer, les statistiques montrent qu’à partir de 30 ans, on ne peut théoriquement plus apprendre à aimer de nouvelles musiques. Notre rapport au son est induit par ce que nous avons entendu entre 15 et 30 ans, non pas par choix, mais par consommation passive (télé, radio, parents, amis). Et plus on prend de l’âge, plus il est probable que nous nous concentrions sur un seul style de musique précis. Style lui-même conditionné par notre position géographique et notre statut social… Ce qui laisse ainsi peu de place au libre arbitre…
J’entends déjà des petits malins dire qu’ils sont l’exception et qu’ils se sont découvert une passion pour le swing alors qu’ils ont été élevés à la disco. Ne rêvons pas. Si après 30 ans nous écoutons un « nouveau » style de musique et que cela nous plaît, il y a en réalité très probablement un motif inconscient qui remonte à notre jeunesse, un souvenir lié à quelque chose de vécu entre 15 et 30 ans qui explique cette apparente nouveauté qui en réalité n’en est pas une… car globalement, les catégories musicales concernées sont assez similaires. Parce que ça faisait longtemps, voici un autre exemple. Un homme qui a grandi en écoutant de la musique populaire arabe pourrait potentiellement aimer Bouderbel de Nuri. Mais pas sûr qu’il télécharge la Banana Boat Song d’Harry Belafonte…
Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage
Et bien sûr, les voyages aussi nourrissent l’âme. Admettons que vous soyez nés en Tunisie. Grosse crise de la quarantaine, vous plaquez tout est vous allez vivre au cœur du Tibet. Forcément, là-bas vous écoutez la musique locale. À 50 ans, vous décidez de revenir vous installer sur votre terre natale. Dans ce cas-là, il est très probable que par nostalgie pour votre pays d’adoption vous soyez en mesure d’écouter et d’aimer deux styles de musique diamétralement différents ! Parfois, vous ne trouverez pas de réponses au pourquoi du comment de vos goûts musicaux - (comme cette fille qui n’aimait pas les Pink Floyd), ou alors il faudrait remonter trop profondément dans votre inconscient et dans ce cas précis, je ne peux que vous conseiller de très bons psychologues...