A Misk, nous aimons la musique, les arts, la vie et parfois aller à contre-courant du mainstream. Malheureusement en cette période nous n’avons pas d’autre choix que de faire comme tout le monde et de parler de choses bien plus tristes puisque deux artistes majeurs viennent de nous quitter, chacun dans son art. Ca a beau être dans l’air du temps avec cette saloperie qui traîne, ça a beau s’expliquer par leurs âges très vénérables de 86 et 92 ans respectivement, mais Manu Dibango et Albert Uderzo viennent de quitter ce bas-monde…
Trois kilos de café dans la potion magique
Papagroove
Manu Dibango était un musicien polyvalent accompli mais c’est essentiellement comme saxophoniste (et comme compositeur) qu’il fut révéré. Eduqué dès le berceau par les musiques française, américaine et cubaine (il grandit à Douala, dont le port est sillonné par les marins habaneros, avant de poursuivre sa scolarité en France), il débarque en métropole avec trois kilos de café dans ses bagages qui doivent, une fois monnayés, lui assurer ses premiers mois de budget. La passion de la musique mettant à mal la fin de son cursus scolaire et lui coupant les vivres familiaux, il survit en jouant et a le nez creux en allant trouver des cachets en Belgique. Celle-ci est en pleine ébullition ‘congolaise’, dont l’indépendance se prépare dans la fièvre (et la douleur…) et lui vaut de passer par l’orchestre du Grand Kallé (avec lequel il composera ‘Indépendance Cha Cha’, ovni de musico-politique dont Woody Guthrie n’aurait pas rêvé), de perfectionner son style, de passer chef d’orchestre et d’expérimenter.
Les années soixante sont une fusion permanente, enthousiasmantes (les indépendances soulèvent un fol espoir et moult initiatives), pénibles (son retour au Cameroun est un échec financier mais pas artistique) et éclectiques (il travaille avec des rockers, des yéyés, des jazzmen) qui débouchent sur un feu d’artifice, son titre le plus connu ‘Soul Makossa’ arrivant à point nommé lorsque la population noire-américaine a redécouvert son héritage ancestral -ce qui est toujours plus plaisant sur fond jazzy. Michael Jackson et ses producteurs ne s’y tromperont pas en s’en inspirant à la limite du plagiat, ce qu’ils admettront à demi-mot en l’indemnisant pour clore la procédure de justice en ayant découlé.
L’immense (à tous les sens, il mesurait quasiment 2 mètres) artiste fut en outre d’une affabilité, d’une gentillesse jamais démenties. Quittant la scène de Carthage en 1984 pour saluer le grand reporter Abdelaziz Dahmani dans le public (ils avaient survécu ensemble à un accident d’avion quatre ans plus tôt). S’investissant corps et âmes dans le projet ‘Wakafrika’ au milieu des années 90 pour fédérer et relancer des artistes continentaux naviguant parfois à vue. Assurant de bonne grâce une triple prestation lors d’une émission de radio menée Laurent Ruquier, afin de meubler le vide laissé par l’invitée principale partie en claquant la porte. Et n’hésitant jamais à prendre le temps pour ses fans, même septuagénaire, même après une représentation.
Bébert
Né avec douze doigts et daltonien, rien ne prédisposait le rejeton d’immigrés italiens en France à être l’un des plus illustres créateurs du neuvième art. Il en fut pourtant l’un des plus talentueux (avec quelques autres), l’un des plus novateurs (avec un peu moins d’autres) et l’un des premiers millionnaires (avec René Goscinny, père, avec lui, du phénomène de société que fut Astérix et ami indéfectible). Cela fait beaucoup pour un seul homme, même doté d’un tel talent, et Albert Uderzo (tout comme Goscinny) fut souvent clivant pour ses pairs.
Ayant affûté ses crayons et son talent à l’école extrêmement exigeante de la publicité, Uderzo va cependant d’abord se casser les dents en bande-dessinée. Il ne manque pas de talent, on le lui reconnaît malgré le risque de passer inaperçu parmi la floraison de l’époque (Morris, Franquin, Roba, Peyo pour ne citer qu’eux), mais il peine à s’imposer ou à imposer ses séries, en dépit du dynamisme extraordinaire de son dessin. Pour ça, mais aussi parce que Goscinny et lui ont été les têtes de pont d’un mouvement visant à garantir la rétribution équitable des auteurs et sont de ce fait catalogués comme de dangereux rouges, dénoncés par deux de leurs pairs. C’est donc d’abord l’ami René qui va s’imposer comme scénariste, son talent unique le rendant incontournable chez tous les éditeurs, et entrouvrir la porte pour son ami Uderzo qui illustre, dépanne, remplace, toujours avec le sourire, et avec qui ils s’essayent à quelques séries (Oumpah Pah) avant qu’ils ne synthétisent leurs expérimentations précédentes par la création d’Astérix.
Tout a été dit sur ce phénomène de l’édition, qui donna son nom au premier satellite artificiel français, dont les expressions sont passées dans le langage courant, décliné en une myriade de produits dérivés, des dessins animés aux figurines en passant par un parc d’attraction, sorte de consécration pour des admirateurs comme ceux de Walt Disney. Mais le phénomène fut dévorant : Albert Uderzo, qui réussissait très bien la série réaliste ‘Tanguy et Laverdure’, préféra ne se consacrer qu’à ses irréductibles gaulois. On le lui reprocha dans sa profession, tout comme d’autres dessinateurs lui reprochèrent de partager à part égale avec Goscinny (le scénariste gagna longtemps beaucoup moins que le dessinateur), tout comme il fut critiqué pour avoir poursuivi seul sa série-phare ou avoir été intransigeant en affaires. La jalousie est souvent un moteur tenace. Albert Uderzo n’en eût cure. Il avait bouffé suffisamment de vache enragée avant d’atteindre la consécration, été suffisamment prévenant pour ses collaborateurs et fait preuve d’assez de talent pour ne pas s’estimer redevable de quoi que ce soit envers le reste de la profession. Le souci du détail de la moindre de ses planches, parfois imperceptible à l’œil nu, l’exceptionnelle audace graphique d’une planche entièrement blanche (la première de la Grande Traversée) suffisent à plaider pour lui.
…sur ce, je vais relire Les Lauriers de César ou La Grande Traversée en écoutant Saxy Party ou Soul Makossa. Ca rend le confinement supportable. Restez chez vous et lavez-vous le smains.