Lorsqu’il disputa son dernier match, la majorité de nos auditeurs ou lecteurs n’étaient pas de ce monde. Alors découvrez -même superficiellement- qui fut Noureddine Diwa, authentique superstar du football tunisien de l’indépendance, dont la trajectoire se confondit parfois avec l’histoire du pays.
Le sorcier du ballon
Le 18 mars 1956 se tint une rencontre au caractère tout symbolique. L’adversaire n’est qu’une formation régionale amateur, la sélection du Centre-Ouest, et la rencontre n’est que le lever de rideau du quart de finale à succès du Club Africain en coupe d’Afrique du Nord. Mais il s’agit bel et bien de la première rencontre disputée par ‘l’équipe nationale’ et non plus par la ‘sélection de la Ligue’ tunisienne. Nuance subtile mais d’importance en cette époque chargée de symboles et qui voit le spectre de la guerre civile menacer le pays. Toujours est-il que la Tunisie remporte cette première d’un unique but à la construction duquel Noureddine Diwa, meilleur attaquant tunisien, participe. Sa prestation ce jour-là marquera les esprits des visiteurs, qui s’en souviendront quelques années plus tard. Quant à la carrière internationale de Diwa, forte de 31 sélections pour 14 buts, elle sera source de plus de controverse que de satisfaction –mais c’est là un autre aspect de sa carrière.
Le ‘petit Kopa’
Le jeune homme a à peine 20 ans, mais il est déjà une vedette du football tunisien. Sur le terrain, son talent est inégalé. Capable d’un dribble ‘sur place’ qui lui vaudra le surnom de ‘petit Kopa’ (ce dernier construisant alors au même poste que Diwa la légende du Real Madrid), jouant des deux pieds et en utilisant l’extérieur comme seuls les sud-américains le savent, ‘el farkh’ comme l’appelle son coach Rachid Turki survole adversaires et partenaires lorsqu’il le veut bien, et peut inverser le cours d’un match. Mais parfois, il ne veut pas, et tout Tunis le sait déjà alors qu’il n’est qu’à peine majeur. Une futilité le fait parfois sortir de ses gonds et du match au point qu’il en devienne transparent, voire qu’il quitte le terrain en pleine partie. Le jeune doublement surclassé de catégorie a donc du caractère. De la moustache aussi, qu’il laisse pousser pour paraître plus âgé.
Son caractère, le surnom de Diwa dont le jeune Noureddine Ben Yahmed hérite de son papa en atteste déjà. Son parcours va encore plus le forger. Natif de Rahbet Laghnem, espérantiste au milieu d’une nuée d’oncles clubistes, il quitte le domicile familial a dix ans pour entamer son parcours au sein de son club de cœur. Il y développe et discipline ses fantastiques qualités intrinsèques et son pied gauche, mais n’améliore pas sa tendance à l’insubordination (qu’il admet lui-même) et achève de gâcher sa scolarité. Le refus des clubs nationalistes de continuer la compétition en 1952 va occasionner un des premiers tournants de sa carrière. L’Espérance en sommeil, le jeune Noureddine est sollicité pour jouer avec l’UST, dont les dirigeants vont même lui fournir une licence au nom de Bismuth (…sauf qu’il en oubliera de répondre un jour à l’appel de l’arbitre). Il le fait, moyennant 60 dinars, mais sans en avertir son club dont le président Chedly Zouiten goûte fort peu la chose et l’exclut des rangs sang et or, à vie.
Le Docteur Ben Salem, gendre du Bey qui souhaite concurrencer le Hammam-Lif de son beau-frère, saisit alors l’opportunité de le recruter au Stade Tunisien flambant neuf à l’automne 1953. Une bicyclette en cadeau (plus tard, le rendement aidant, ce sera un scooter) et le rachat du montant payé par l’US Tunisienne le font venir au Bardo, en division 3. Puis 2. Puis 1. Chaque année est un succès. Malgré une intégration qui ne se fait pas sans heurt, Noura (surnom hérité de Ferid El Atrache) et les siens survolent les compétitions, y compris chez les jeunes. Mais plus d’une fois, Hamadi Ben Salem devra user de son influence sur l’entraîneur Rachid Turki pour qu’il ne se prive pas de sa pépite. Le Dr. Ben Salem se charge de ‘polir’ son joueur, lequel discipline son jeu -et un peu son attitude- tandis que l’ancien coach de l’EST en peaufine les qualités collectives.
El farkh
Il faut dire que son talent est tel qu’il lui arrive de jouer dans trois catégories d’âge différentes sur la même journée, lorsque l’affectation des rencontres le permet, ce qui oblige à une adaptabilité accrue. Il joue même blessé parfois, comme lors de la finale juniors 1954 qui vaut le doublé de la catégorie. Notre ‘sorcier du ballon’ s’aguerrit, devant se frotter à plus costaud et plus expérimenté que lui. Sans oublier de se faire plaisir, comme lorsqu’il marque onze buts d’un succès 14-0, ou (un peu plus tard) qu’il en inscrit sept (sur 9) en un seul match de coupe d’Afrique du Nord. Il n’a pas dix-sept ans, mais brille déjà assez avec 72 buts lors de sa première saison stadiste pour qu’un journal de la place lui consacre un portrait. Vif, robuste malgré son gabarit, au tir aussi puissant que précis, il se confirme aussi habile à faire marquer qu’à marquer lui-même et répondant présent lors des grands rendez-vous. Il invente encore et toujours, dribblant en sautant avec le cuir coincé entre les pieds joints.
Il reste tout de même facétieux. Ainsi, alors que le Stade doit aller jouer à Guelma dans le Constantinois, sa notoriété fait que la presse locale s’empresse de souligner le danger qu’il représente. Le hasard veut qu’il descende en premier du train à l’arrivée de l’équipe. Assailli par les reporters qui lui demandent « qui est Diwa ? », Noureddine leur montre son coéquipier, Ali Miloud, aussitôt photographié sous toutes les coutures. Et dès le lendemain, la photo de Miloud orne les premières pages des journaux, légendée de phrases telles que « Diwa : cet homme est dangereux ». Noura s’en ouvre à son entraîneur, lequel flaire le bon coup à jouer et va plus loin en intimant l’ordre à Miloud de saluer lors de la présentation des équipes par le speaker à l’annonce du nom de Diwa. Tandis que Diwa, évidemment, salue à l’appel du nom de Miloud. Ce dernier passera l’essentiel du match à être agressé de bout en bout de la rencontre au point qu’à la fin, excédé par l'un de ses adversaires, il le prendra par le col pour lui montrer Noureddine en hurlant au visage du défenseur Constantinois « tu parles de Diwa? Le voilà, Diwa, c'est lui! » Trop tard, Noura aura marqué l’un des deux buts et offert l’autre qui permirent au Stade de se qualifier 2-1.
Un pur-sang
Par ailleurs, l'athlète est assez endurant pour pouvoir se permettre de fumer le narguilé sans que son rendement ne s’en ressente (le merveilleux Dr. Brahim Gharbi le comparera à un pur-sang du fait de son rythme cardiaque parfait). Et pourtant, non-content de refuser ouvertement les tours de pistes ‘classiques’, Diwa triche littéralement lors des séances plus intensives. Tous les quinze jours, les joueurs effectuent un footing à l’extérieur d’environ huit kilomètres. Tire au flanc, lui se met d’accord avec un ami pour qu’après quelques centaines de mètres, il l’emmène discrètement en vélomoteur et lui évite le trajet… Le trublion remporte ainsi haut la main un certain nombre de ces séances d’endurance, victoires qui sont récompensées par des friandises ou du chocolat. Jusqu’à ce que son président ne découvre le pot aux roses. Les remontrances sont terribles, mais elles portent, surtout lorsque le Dr. Ben Salem lui fait remarquer qu’il triche vis-à-vis de ses camarades. Ironiquement, une fois revenu à une attitude plus consciencieuse, Noura sera fréquemment le premier à ces exercices d'endurance (lesquels lui seront très utiles pour la suite de sa carrière), mais se verra systématiquement privé de la récompense dévolue au vainqueur. Juste retour des choses, selon l'intéressé lui-même, pour un joueur ayant dû se faire tirer l'oreille pour exploiter au mieux tout son potentiel.
D’autres remarques du président stadiste le feront progresser, reconnaîtra-t-il plus tard. « Un jeune perd facilement la tête, et ce fut mon cas avant que de nobles dirigeants ne me remettent sur le droit chemin ». Au point qu’un jour il ira lui-même signaler à l’arbitre une faute de main entachant son propre but. Véritable figure paternelle, Hamadi Ben Salem s’il ne parviendra pas à éviter l'échec scolaire de son protégé, déjà consommé lors de sa venue au ST, aura semé pour la génération suivante puisque les enfants de Noureddine Ben Yahmed accompliront des études brillantes. Quant au feu-follet de l’attaque des baklawa, discipliné, encadré, il va écrire la plus belle page de l’histoire du club du Bardo. Après leur double promotion jusqu’à l’élite et sa consécration personnelle en sélection, le Stade Tunisien enchaîne la première coupe de la Tunisie indépendante (un but de Diwa en finale), le titre de champion de Tunisie 1957 (second meilleur buteur de l’exercice), la coupe 1958 (il inscrit les deux buts de la finale), celle de 1960 (encore un but en finale) et, après le titre de 1961, réalise le doublé en 1962 (il sauve la situation lors de la première édition de la finale). Sauf que le Dr. Ben Salem n’a pas d’équivalent en sélection…
Là, le prodige est une cible. Celle des matraqueurs soudanais ou égyptiens qui le blessent délibérément mais ne l’empêchent pas de qualifier la Tunisie aux Jeux Olympiques de Rome (Noureddine ouvre le score lors du match décisif remporté 2-0 face au Soudan). Mais aussi celle du directeur de la jeunesse et des sports aux idées très arrêtées, Mohamed Mzali, qui le prend en grippe, oblige les internationaux à des conditions spartiates lors de leurs stages et l’exclut de la sélection lorsque le capitaine Diwa s’en plaint. Lui parviendra à faire ce que ses adversaires n’auront pas pu, à savoir participer aux J.O. Malgré le soutien de certains dirigeants dont notamment Mohamed Masmoudi, la carrière internationale du sorcier du ballon s’interrompra ainsi en 1960, pour ne connaître qu’un bref ‘jubilé’ en juin 1969. Noureddine Diwa -revenu au bercail espérantiste- sera du dramatique match d’appui perdu par tirage au sort face au Maroc à Marseille. Il tirera sa révérence quelques jours plus tard, lorsque la Juventus donnera la réplique à cette équipe nationale à laquelle il aura donné ses premières consécrations sans en savourer les fruits.
« Je suis un espérantiste qui a joué pour le Stade Tunisien »
Entre-temps, il aura été le premier joueur professionnel de la Tunisie indépendante. Après avoir été tenté par une expatriation à Cannes lors de sa tumultueuse jeunesse, après avoir voulu partir pour Le Havre lorsque le Dr. Ben Salem connut des difficultés, Noureddine partira finalement pour Limoges à l’intersaison 1962. Là aussi, il sera contraint d’agir en catimini pour pouvoir se libérer de son club, et rejoindre le club de deuxième division française. Les très intenses entraînements du ST lui permettront de s’y adapter sans difficulté, et d’y demeurer six ans (record de l’époque), s’y illustrant au point de glaner son surnom de ‘petit Kopa’ et de se voit féliciter par… le Kopa original, à l’équipe duquel il fit mille misères en coupe de France. Son mariage avec Amel Agrebi, rencontrée en 1960, lui permit de supporter l’âpreté de l’expatriation, et jamais en reste de générosité, ni de gentillesse ou d’attentions. il offrit ainsi, depuis Limoges, le ballon de la finale de la Coupe de Tunisie 1966, ainsi que les tenues de ses ‘héritiers’ stadistes.
Décrivant joliment le Stade Tunisien comme son équipe et l’Espérance comme sa famille, c’est mû par le cœur qu’il accomplira une ultime pige pour le cinquantenaire de son club de toujours, quitté trop tôt et trop tristement. Les premiers amours sont souvent les derniers. L’enfant Noureddine tomba amoureux du ballon, du maillot ‘sang et or’, et leur sacrifia études et cocon familial. Il dut ensuite souffrir d’une rupture d’avec cette famille, prix à payer pour entrer dans l’âge adulte. Il forgea dans cette adversité un talent exceptionnel, qui rendit le joueur Diwa capable de s’expatrier brillamment pour assurer son avenir matériel. Au prix d’un maillot national dont on l’avait déjà privé et pour lequel il avait pourtant souffert physiquement. L’homme Ben Yahmed tenta ensuite de rendre un peu de ce qu’il avait reçu à son retour en Tunisie.
Au-delà d’une sorte de réflexe le menant à coacher deux ans et demi l’AS Djerba, puis les jeunes ou l’intérim du Stade Tunisien, il préfèrera se consacrer à l’agriculture que de continuer dans le football, qui avait cessé de l’enchanter. Vu l’époque à laquelle il a joué, comme tous les grands joueurs d’avant les années soixante, Noureddine Diwa n’a pas eu l’exposition télévisuelle que son talent aurait mérité et qu’elle aurait magnifié. Ainsi les générations qui ne le virent pas évoluer ne peuvent que se fier aux témoignages de ceux qui eurent ce bonheur. Car ceux qui l’ont vu jouer sont unanimes : Diwa était le plus talentueux, le plus capable de tous. Véritable locomotive de son équipe, il jouait merveilleusement bien et faisait jouer merveilleusement bien ses partenaires. Le sorcier du ballon a livré hier son dernier dribble.