Il arrive, silhouette discrète sous une marinière. Il traverse prudemment la rue et me demande de le suivre. Il m’invite dans son intimité de père, d’homme, mais surtout d’artiste. À l’entrée, je croise ses livres, le visage de sa petite fille, sa vidéothèque et la porte de son atelier qui m’est encore fermée.
Nabil Saouabi est né en 1972 à Jendouba, dans une famille qui ne s’intéressait pas particulièrement à la culture. Son seul souvenir est la petite bibliothèque de son père, axée sur la littérature arabe. C’est au jardin d’enfants que son intérêt pour le dessin survient, il dessine sans trop savoir pourquoi. «Il y a eu deux périodes clés dans mon parcours, l’adolescence, et l’école des Beaux Arts. À l’adolescence, je copiais les œuvres de Manet ou de Van Gogh, je dessinais des paysages et des natures mortes assez kitchs. Je ne faisais que perfectionner ma technique, c’était mon seul souci.»
.. J’ai montré mes autoportraits à Hatem Makki, paix à son âme, il m’avait dit : “C’est bien, c’est très bien même, et l’autoportrait est un modèle peu coûteux.”Le deuxième moment clé, on pourrait l’appeler : La métamorphose. Après mon bac section lettres, je me suis dirigé vers les Beaux Arts, c’est là que j’ai compris les choses. L’histoire de l’art, le dessin, l’esthétique m’ont ouvert un champ de réflexion infini... j’habitais une petite chambre au centre-ville, sans télé, sans internet, aucune source d’images, seulement un petit miroir, je me regardais et je me dessinais. À cette époque, je faisais des centaines d’autoportraits. «Il continue son récit. Il prend le temps de réfléchir à chaque question, sirote son café noir, croise et décroise les jambes, tire un livre de sa bibliothèque pour dénicher une phrase qui pourrait répondre à sa place. Inconscient de l’ampleur de son talent, il donne l’impression de ne pas comprendre la raison de ma visite
"La technique est un tempérament ."
Si l’atelier m’est encore fermé, Nabil Souabi m’ouvre son cœur : “En deuxième année, c’est la gravure que j’ai rencontrée, bien que je dessinais sans cesse, la gravure m’intriguait. La gravure est exigeante, elle demande beaucoup de savoir-faire et de la patience. Elle est mystérieuse et surprenante. La gravure, c’est travailler à l’aveugle. La peinture est plus frontale, plus directe, elle est spectaculaire, elle impose sa propre énergie.”
L’atelier :
Il m’avoue que je suis arrivée au mauvais moment, qu’il était dans une période charnière. Ces derniers mois, il n’arrivait ni à peindre, ni à sculpter, ni même à voir. Son atelier en est le reflet, il en parle comme d’un ami, mieux encore comme son “moi”. L’atelier était rempli, il l’a vidé pour pouvoir se vider et il y a fait circuler l’air pour pouvoir, lui-même, respirer.
Son atelier est minutieusement rangé, organisé, comme sa manière de traverser la rue. Un monstre métallique y règne en maître, c’est la machine d’impression. Sur une étagère, des carnets remplis de gribouillis, d’ébauches sans futur, des visages et des mots que le temps se charge d’effacer. Des taches de peinture sur le sol, “je n’utilise jamais de chevalet”, confie-t-il, comme un Pollock enivré, c’est par terre qu’il peint. Alors, pourquoi dans son autoportrait se représente-t-il devant un chevalet? “L’objectif, dit-il, est de se montrer, le réel devient doublé, et par une mise en abyme infinie je déconstruis la réalité. Je ne veux pas faire d’analyse forcée, mais je pense qu’aller en atelier, c’est ramener l’extérieur pour le faire ressortir ensuite. L’autoportrait en atelier est une manière de se positionner politiquement.”
"L'art peut sauver des individus, mais pas des sociétés. "
Le mot a été prononcé : Politique. Suivront les mots “liberté”, “fascisme”, “Sens” et même “regret”. Ce mot allait nous mener vers des questions qui touchent directement à sa dernière exposition. À l’habituelle question : “La liberté est-elle un cadeau empoisonné.Je regrette énormément de choses lors de ma dernière expo, comme le tableau avec Yasser Arafat, ce n’est pas une peinture, mais une image, et s’agissant de Kadhafi, en 2011 je suivais, comme tout le monde, l’actualité minute par minute, m’exprimer était devenu une nécessité, peindre un moyen de témoigner.”Les artistes occidentaux ont le luxe de ne pas politiser leurs œuvres, ils ont dépassé ces questions, alors que les artistes tunisiens et arabes font de la politique à travers l’art, en commençant par moi-même. Je crois qu’il ne faut plus lui donner autant d’importance. Les artistes pleurnichent, se victimisent en disant qu’ils n’avaient pas de liberté d’expression, comme s’il s’agissait d’un objet qu’on vous prend puis qu’on vous redonne, alors que la liberté est en nous... ?” Il répond : “
“Chaque époque apporte son lot de questions, d’angoisses et d’incertitudes. Nous sommes dans un cycle, l’art sert à témoigner sur la défaite de la vie, depuis les pharaons, l’être humain n’a rien appris. L’art est un troisième œil, il peut sauver des individus, mais pas des sociétés. Je pense que la méditation est une des clés de compréhension de notre époque, la vitesse nous déshumanise, par exemple, aujourd’hui très peu de gens supportent un documentaire de Tarkovski, ils trouvent ça ‘lourd’, le plan séquence est devenu le cauchemar des spectateurs, même les plus aguerris”.Tenté de conclure avec un bilan, on parle de l’état du monde :
Nabil Saouabi est un artisan, un homme aux outils multiples. “Faire»» est pour lui une nécessité, il n’arrive pas à se définir ni comme peintre ni comme artiste, il n’est qu’un témoin, habité par ses propres paradoxes, cherchant des supports pour ses maux/mots. Il est sans supports, pour pouvoir tous les posséder : feuille, plaque, vidéo, toile...
Il me raccompagne jusqu’à la porte, me dit qu’il a oublié tout ce qu’il venait de me dire. Je descends l’escalier en ayant comme dernière image sa marinière.