Le 3 mars dernier, Lou Reed aurait eu 75 ans. Le jour de son anniversaire, la bibliothèque publique de New York annonçait avoir acquis toutes ses archives qui seront rendues publiques. L'occasion de redécouvrir cette personnalité fantasque et exceptionnelle, mais méconnue des masses, celle-là même qui suscita l'admiration de Bowie et l'intérêt de Warhol.
Lou n’est pas un héros, il n’est pas un minable non plus. L’esquisse du personnage existe en milliers d’exemplaires dessinés par la presse rock, depuis cinquante ans. Il ne s’agit ni de lui rendre hommage, ni de le canoniser, ni de l’insulter. Plutôt le prendre pour ce qu’il est, au-delà des légendes urbaines, des mythes et des clichés.
Il y a quatre ans, il se fait rejeter par un foie nouvellement greffé et s’en va aux fleurs. La terre entière, habituée depuis un demi-siècle à cohabiter avec Lou, va devoir apprendre à vivre sans lui.
Il était qui ce gosse fan de Rock & Roll, couvé par sa mère, s’ennuyant de tout et de rien? Qu’a-t-il fait pour qu’on lui inflige, à l’adolescence, des séances d’électrochoc pour « soigner » ses tendances homo ? À vingt ans, alors que d’autres allaient à l’usine, Lou fantasmait sur la Factory, temple d’Andy Warhol et centre du monde, grosse concentration d'artistes underground, excentriques et géniaux loosers. Un véritable pays des merveilles pour un Lou explorant les voies des paradis artificiels injectés par toutes les voies pénétrables. Comme Baudelaire, il en fera un recueil et Andy dessinera la couverture. Sur la banane Warholienne était noté The Velvet Underground & Nico, c’est le premier jet de Lou (parce qu’il y a un détail qui vaut la dispute : Le Velvet Underground EST Lou Reed et Lou Reed EST le Velvet Underground). Il y balance tout ce qu’il a dans le ventre, vomit sa haine, son talent, son style, et dans le bide, il y en a des trucs : la drogue, beaucoup de drogues, le sexe, déviant, sadomasochiste, les fêtes de la Factory…
C’est en ce jour de 1966, où le Banana Album sort, qu’est né Lou Reed. Tout y est déjà, des thèmes de prédilection jusqu’au cynisme et au recul de la narration. Cette Fabrique tant désirée s’offre à lui, mais en réalité, il n’était que l’offrande d’Andy Warhol, un objet, une chose, une bête de foire. Lou a été exploité par Warhol qui fait de lui l’une des créatures de sa cour, de son royaume Pop Art, comme un freak parmi d’autres.
Être « la chose » de quelqu’un d’autre, Lou l’a aussi vécu avec Bowie, esthète, esprit brillant et vampirisateur qui façonnera Lou Reed à sa guise en produisant Transformer (et au passage en repêchant Reed du néant), faisant de lui un Ziggy Stardust cauchemardesque, avec ce côté obscur de la musique glam qui deviendra la bible des travelos, le cimetière des fleurs fanées du mal, avec lesquelles on fouette tout ce qu'on aime. Vicieux et déviant, Transformer est le disque du New York infréquentable, et Lou se laisse faire, laisse Bowie maquiller ses mots.
Au fond, Lou était un chroniqueur de la vie, un satané "prince de la nuit et des angoisses". Il avait du recul dans ses chansons. Il ne parlait pas de lui (ou du moins jamais directement), il parlait des autres, c’est que Lou était en perpétuel combat (ou peut -être en parfaite harmonie) avec son Démon. Il se cherche, écrit un chef-d’œuvre, Berlin, sans jamais avoir foutu les pieds à Berlin, se teint les cheveux en jaune canari (encore une fois, comme Baudelaire) et part en tournée revisiter ses morceaux dans le genre métal insupportable; autodestructeur quand il sort Metal Machine Music, 4 pistes de bruit, distorsions indigestes, véritable suicide commercial. Enfin, pour se suicider commercialement il faudra déjà avoir eu du succès commercial, et puis, des fans métalleux, de toute manière, il n’en voulait pas.
Au-delà de son rang d’auteur-compositeur et de musicien rocker, il était un artiste de la lignée de Baudelaire, Verlaine ou encore Edgar Allan Poe, poète de la bohème urbaine, cynique, froid et sociopathe, mais ce qui le distingue des autres, c’est sa difficulté à s’exprimer. Voix monocorde, carences techniques en tant que musicien, Lou était parti avec peu d’atouts pour mettre en scène ses esquisses, parfois même, avec des petites piques d’humour déguisé. Ayant survécu à la drogue, il aura traversé les années 80 pour pondre un chef-d’œuvre de cynisme, New York puis un disque testament avant l’heure : Magic And Loss, magnifiquement noir, prémonitoire, lucide, nocturne, tout simplement beau.
Étrangement, après Magic & Loss, Lou va mieux. C'est comme une renaissance. Il est toujours le même, mais moins torturé, moins nerveux, peut-être même moins désobligeant (fait très difficile à prouver). Il écrira pour le théâtre, lui, Lou le littéraire (la pièce Time Rocker, The Music of City and Time de Bob Wilson) et rendra hommage à Edgar Allan Poe avec un disque (The Raven). Encore une fois comme Baudelaire, qui avait consacré son temps à traduire l’œuvre de Poe. Durant cette période, ses disques sont puissants, mais moins nerveux (comme l’excellent Extasy).
Au fond, c’est peut être ça Lou, un Baudelaire qui a vécu assez longtemps pour parvenir à une certaine sérénité, tout en gardant l’essence de lui-même, un artiste maudit sans fin tragique, un anarchiste, mais comme il le disait lui-même, un anarchiste avec un cœur.