Voici que la mort frappe. Elle se ramène avec sa simplicité insolente, cette fois dans la vie, courte pour certains, de Nidhal Ghribi. Son nom ne vous dit rien, à nous non plus avant « la lettre ». Il est auteur maudit sans livre édité, trop jeune pour la reconnaissance, pauvre, et à la tête d’un groupe sur Facebook de plus de 200 000 abonnées. On apprendra que les abonnées sur le réseau ne pourront jamais battre la solitude de l’Ancien Monde.
Nidhal avait 32 ans, écrivait au « Je », il a écrit sur l’amour comme le texte توحشتك, où il énumère ce qui lui manque chez « elle ». Armé du notre langue, le dialecte tunisien, il nous offre l’intimité foudroyante, douce et addictive de l’amour. Il écrira aussi sur « elle » dans un court poème sur le « premier baiser ». Mais toutes ces bribes de mots ne sont rien face à son dernier texte, le plus lu sûrement, un texte précis, juste, simple et qui a ému des lecteurs aux quatre coins du pays.
La lettre est un texte dont la plume est amère. Arabe littéraire d’un jeune de notre décennie, son destin n’est pas plus brillant que nombre d’écrivains qui se sont donné la mort. D’une phrase, il annonce le froid du désespoir, avec des mots simples il nous décrit le « fond du gouffre » ; « À cet instant, je ne suis rien. Un pas me sépare du néant, allons, disons un saut. Étrange comme la mort ne vaut rien, il suffit d’un dinar et cinq cents millimes pour une corde, et quelques cigarettes... ». Il a suffi de ce début pour le voir écrire à sa table, se demander dans quelle boutique a-t-il acheté la corde? Si le vendeur avait vu quelque chose d’étrange chez lui ? On imagine la pièce d’où il écrit, son ordinateur posé sur les genoux pour nous confier sa dernière pensée, on sentirait presque l’odeur épaisse et lourde du tabac et de la tristesse.
أنا الآن لا شيء، تفصلني خطوة عن اللاشيء، أو فلنقل قفزة، غريب أمر الموت ما أبخس ثمنه، دينار ونصف الدينار ثمن الحبل، وبعض السجائر
Que dire avant de mourir ? Un moment fatidique où on doit peser ses mots, dire l’essentiel. L’économie du verbe est le cœur de tout bon texte littéraire, « la lettre » en est un exemple parfait et l’acte de Nidhal Ghribi lui donne une dimension encore plus forte, plus concrète, plus organique. Le suicide a été le sujet de plusieurs textes, comme celui d’Artaud « sur le suicide » en 1925, le choix de tout arrêter, de mettre fin à ce que certains appellent un « cadeau » est non pas un acte de désespoir, mais la sortie d’un jeu dont on accepte plus les règles.
غريب أمرهم، بل غريب أمركم جميعًا اذ تظنُّون بموتي أنّني أناني، لكنني في الحقيقة أبعد ما يمكن عن الأنانية، دققوا في التفاصيل، لو كنت كما تدّعون لكنت التهمت ما استطعت من أدوية أمي المريضة ورحلت، لكنني أعلم على يقين أنّ عائلتي المسكينة ستنصرف إلى مراسم دفني وقبول التعازي، وسينسون بالتأكيد أن يشتروا لها دواء بدل الذي دفن في معدتي، لكنني لم أفعل، لو كنت بالأنانية التي تدّعون، لكنت رميت بنفسي أمام سيارة على عجل، أو من فوق بناية عالية، لكن، حرصا مني أن لا تتلف أعضائي، التي أوصي بالتبرع بما صلح منها، لم أفعل ..
À ce moment de sa lettre, de suicide, il s’adresse à nous, nous qui allons le juger. Il nous parle de sa famille, sa pauvre famille dont la situation économique est difficile au point que l’achat d’un médicament est un enjeu important, la pauvreté le poursuit même dans la mort, mais tout cela ne le rend pas égoïste et survivant, mais généreux puisqu’il exprime sa volonté de faire don de ses organes. Plus Nidhal Ghribi avance dans son texte plus nous découvrant sa réalité économiquement difficile, habitée par la conscience de l’autre, et par une souffrance invisible aux yeux de ce dernier.
سادتي، أحبّتي، عائلتي المضيّقة والموسّعة، أوصيكم بأنفسكم خيرا، وبأولادكم حبّا .. أحبّوهم لأنفسهم، لا تحبّوهم لتواصل أنفسكم فيهم، اختاروا لهم من الأسماء أعظمها وأرقاها، وكونوا شديدي الحرص في ذلك .. فالمرء سادتي رهين لاسمه، شأني، أمضيت عقودي الثلاثة بين نضال وضلالة وغربة .. علّموا أطفالكم أنّ الحبّ ليس بحرام، وأنّ الفنّ ليس بميوعة، لا تستثمروا من أجلهم، بل استثمروا فيهم، علموهم حب الموسيقى والكتب ..
السّاعة الآن الرابعة بعد الظهر، من السابع والعشرون من مارس سبعة عشر وألفين، أفارقكم عن سن تناهز أسبوعان وأربع أشهر واثنان وثلاثون سنة ..
أحبكم جميعا دون استثناء، وأخص بالذكر هيرا، تلك العشرينية إيناس، تلك البريئة التي شيطنتها الحياة وحبي ..
آسف من الجميع.
انتهى ..
Dans le dernier paragraphe de « La lettre » il énuméré ses derniers souhaits. L’amour enveloppe les derniers mots d’un jeune écrivain tunisien au fond du gouffre, même quand tout est noir, il ne reste que l’amour sans intérêt, il ne reste que l’art et la culture comme dernier salut. Il s’attaque aussi à ses propres traumas, on se demande si sa famille l’a compris quand il était plus jeune, puis c’est à nous de remettre en question l’amour maladroit de nos familles. Il est 16 heures, il a 33 ans, il s’adresse à « elle » puis s’excuse. Il écrit « c’est fini » et part.
Cette « lettre », anecdotique pour certains, est pourtant d’un point de vue littéraire, centrale pour comprendre un mal qui ronge nos créateurs et la jeunesse. L’amour, la famille, la morale, la mort y sont partout, dans chaque virgule, chaque respiration, chaque silence. On y voit la ville, la crise, le pays, on y voit la réalité qu’on essaye de noyer. N’est-ce pas l’objectif de tout texte littéraire, refléter notre propre réalité ?