Le temps du Foot à la radio

Le temps du Foot à la radio

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Dans ‘Patagonia Express’ (très malencontreusement traduit par ‘Le neveu d’Amérique’ mais toujours à lire malgré ça -d’ailleurs, lisez, lisez tant que vous pouvez, ça vaccine contre plein de maladies liées à l’ignorance), Luis Sepulveda narre dans l’un des récits qui forment l’ensemble du recueil une scène où l’un des personnages écoute un match de foot retransmis à la radio. Le personnage le fait tout en s’affairant à autre chose (touiller dans une marmite) et en ayant sur son visage une expression de désaccord absolu avec ce qu’il entend. L’auteur n’en dit pas plus. Ni sur le match, ni sur ce qui cause cette contrariété -le score en cours, le résultat final, l’action en déroulement, la décision arbitrale, le choix de l’entraîneur ? Mais il parvient, en seulement une phrase -allez, un demi-paragraphe disons- à restituer la quasi-totalité de l’atmosphère qui nimbe depuis toujours l’audition d’un match à la radio.

Le règne de la ‘Tisef’ (Télégraphie Sans Fil)

Aujourd’hui que grâce à internet le monde est devenu un village hyper-connecté (avec toujours plus d’idiots du village, on a raté ce tournant), où l’on peut suivre l’actualité de son quartier en images même lorsque l’on se trouve aux antipodes et que la banalisation technologique permet de filmer à peu près tout, partout, il est difficile de percevoir ce que fut la puissance de la radio à ses débuts. Misk est heureusement là, avec sa programmation sagace et ses talents inégalables, pour redonner son lustre d’antan au poste -mais je m’égare, et d’ailleurs on ne diffuse pas de sport en direct sur votre radio préférée.

Car oui, avant qu’internet combiné au smartphone ne permette de se connecter même en pleine rue à Stockholm, Ouagadougou ou Doha pour pouvoir suivre Etoile-Espérance, avant que les satellites ne couvrent les évènements à tous les coins du globe (que tous les profs de géométrie du monde me pardonnent cet oxymore), avant que la télé ne diffuse tous les matches, avant qu’il n’y ait une télé tout court, la T.S.F régnait en maître unique et quasiment absolu, amplifiant cette emprise par son appel à l’imagination faute d’image, porte ouverte à toutes les fantasmagories et conférant au speaker un pouvoir absolu et quasiment tyrannique sur la relation du match et la construction de légendes parmi les sportifs. Cette dernière phrase mesure un paragraphe, si vous l’avez lue d’une traite faite une pause, sinon vous risquez de croire que vous lisez un édito période sept-novembriste. Reprenons.

Italia 1

Il y avait toujours dans les gradins au moins un type avec un poste miniature, qui nous tenait au courant des scores en cours ailleurs. Un jour, alors que le multiplex radio diffusait le match auquel nous assistions, il se tourna vers le public et nous dit « ce type raconte un autre match que celui qu’on voit ». Cette analyse s’applique sans doute à tous les matches jamais retransmis en direct par voie des ondes… Le premier, en Tunisie, fut officiellement Italia-Espérance (le 23 avril 1939) même s’il est probable que des essais aient eu lieu auparavant. On n’avait pas trop le choix en ce cas-ci : le huis-clos avait été décrété et il s’agissait du match décisif pour le titre de la région nord, il fallait éviter l’émeute. Le 0-0 final fait qu’en revanche on ne sait plus aujourd’hui qui suscita le premier ‘iliééé’ de l’Histoire radiosportive tunisienne...

Le succès d’audience fut tel qu’on décida immédiatement de renouveler l’expérience. Mais le déchaînement de la folie des hommes causa d’abord l’interruption des activités footballistiques, et l’on consacra la diffusion radiophonique à d’autres sortes d’affrontements, moins sport. Puis, lorsque les nazis, mauvais perdants, démolirent un des émetteurs de Radio-Tunis dans leur retraite, c’est notre radio nationale qui vit ses activités interrompues (quoique plus brièvement que celles du sport). L’Italia fut dissoute et ne fut plus jamais rediffusée, ce qui rend probablement cette seule diffusion un phénomène unique lui aussi dans l’histoire du sport. Mais à partir de l’après-guerre, la Tunisie du sport (à l’instar de l’Italie ou l’Espagne) vécut au rythme des radioreporters et du multiplex.

Transistocratie

On se prit alors à retenir son souffle en entendant « l’appel du but », ce moment d’exaltation empli d’autant d’angoisse que d’espoir pour l’auditeur lorsque le speaker, vociférant le lieu d’où il se trouve pour couvrir le bruit de la foule, va annoncer une réalisation dont on ignore encore si elle sera en faveur ou non de son équipe favorite. La démocratisation du poste de radio et sa miniaturisation firent le reste. Du massif poste central à galène, qui serait ensuite remplacé par celui de télévision dans les salons, on passa aux transistors qui permirent d’écouter les programmes à peu près partout -même au stade, au bureau ou en classe... Il se généralisa alors des comportements quasi-mystiques, comme d’écouter le match à l’endroit -même inconfortable- où l’on avait entendu le succès de son équipe préférée la fois d’avant (ma salle de bains a ainsi aligné six victoires et un nul, ce dernier parce que j’étais trop près du lavabo). Et il fut également évité bien des sanctions familiales, lorsque l’on put jurer à satiété dans la discrétion d’une pièce à l’écart du reste de la famille, selon l’évolution d’une rencontre -le syndrome de la Tourette est fréquemment consubstantiel au suivi d’une partie, que l’on perde ou que l’on gagne.

Certains speakers s’étaient fait une spécialité, entre l’un qui ne mentionnait jamais l’équipe visiteuse, ou l’autre qui répétait le nom du joueur portant le ballon comme une litanie (et tellement longtemps qu’on en finissait par se demander si le gars n’avait pas fini par sortir du terrain). Leur verve, conjuguée à notre imaginaire, les mettait pour nous au même rang qu’Orson Welles suscitant la panique de la foule par son réalisme dans la lecture de ‘La guerre des mondes’, et tranchait singulièrement avec la quasi-neurasthénie de pas mal de commentateurs télé de l’époque (depuis remplacée par une diarrhée verbale encore plus désagréable dont Issam Chaouali fut le pionnier).

On pourrait paraphraser Oscar Wilde en disant que la beauté était dans les oreilles de ceux qui écoutaient. Cette époque qui semble désormais révolue à jamais aura revécu très brièvement cette semaine, tel un souvenir revenant à la mémoire à la faveur d’une photo, d’une fragrance ou d’un saveur.