Dans les années soixante du siècle passé, mon oncle fut parmi les premiers à acquérir un poste de télé-vision dans son quartier. L’engin était imposant, majestueux, au point que ma tante l’avait décoré d’un petit napperon en dentelle sur le dessus, avec un bibelot en plus sur le napperon (et donc sur le poste de télé). Chaque jour, à l’époque où la télévision tunisienne naissante effectuait ses tests techniques, il y avait foule dans le salon chez mon oncle. Et lorsque la Coupe du Monde 1966 fit irruption en direct depuis l’Angleterre pour la première fois de l’histoire dans les foyers et en mondovision (1954 et 1958 ne furent rien en comparaison et en Tunisie, il n’y avait de toute façon pas de récepteur), le salon prit des allures de virage du Belvédère (qui à l’époque accueillait des supporters en costume-veston, mais là n’est pas le propos). Parmi ces fins connaisseurs qui venaient regarder émerveillés les images de qualité de la BBC chez mon tonton, l’un d’eux eût ce commentaire de légende en constatant un nouveau énième but qui passait au ralenti : « Quel joueur ce Replay, il marque à tous les coups ! »
L’avare
Au-delà de la boutade créée involontairement par un mahdois pas anglophone du tout, et après que Misk vous ait narré la merveilleuse évolution des ballons il y a quelques mois dans l’une de ces chroniquesqui font votre admiration et nous propulsent candidat au prix Pulitzer (… on peut rêver, non ? C’est la seule chose qui reste de gratuit dans ce monde), force est de constater que les Coupes du Monde (tout comme les Jeux olympiques) sont l’occasion de progrès technologiques, voire scientifiques. Dernier en date : le VAR. Oui parce que c’est masculin, le VAR. Il y a eu débat, en France comme en Italie, et comme c’est ‘l’arbitrage assisté par vidéo’ (traduction officielle) c’est masculin. Sinon c’est la VAR, on se retrouve dans du Molière et après Monsieur Ripley qui est de Patricia Highsmith on va plus en sortir, un peu comme quand l’arbitre met à présent trois minutes à décider s’il y a penalty ou pas et que nous on attend avec la tension à 27. Bref.
Donc, à l’instar de toute grande épreuve sportive et rassemblement planétaire (ou presque), la Coupe du Monde permet souvent de rassembler les énergies et, dans l’un de ces grands élans populaires et populistes qu’ont toujours affectionnés les dirigeants et les partis politiques aux méthodes dites modernes (souvent totalitaires), permet de développer ou de tenter des nouveautés, techniques, architecturales, scientifiques ou médicales, en une sorte de pari parfois insensé. Souvenez-vous de l’écarte-narines à l’Euro 1996, que personne n’aurait osé tenter seul chez lui. Puisque l’on parle sur nos ondes des bâtiments en péril de Tunis, admirez vite les stades d’El Menzah (… avant qu’on ne laisse délibérément tomber en ruine l’œuvre avant-gardiste de Cacoub pour satisfaire à la voracité de la promotion immobilière. Même remarque pour le stade Chedly Zouiten, l’avant-gardisme en moins) et de Radès (avant que les ultras et les forces de l’ordre ne finissent par le raser), produit du génie civil de notre glorieuse nation pour les Jeux méditerranéens à trente ans d’intervalle. Et parfois, la Coupe du Monde permet même un dribble économique, comme en 1930 lorsque dans l’euphorie de leur succès à la première édition (qu’ils avaient organisée) les dirigeants uruguayens décidèrent de la dévaluation du peso local, rendue impérative par l’onde de choc du krach d’octobre 1929 à la bourse de New York.
Telstar
Mais au-delà de l’architecture (un stade a des exigences de vision et de sécurité qui rendent difficile d’innover au-delà d’un certain point), c’est surtout dans la technologie et la radiodiffusion que les progrès ont été de pair. Après que les tours de France et d’Italie (le vélo fut la passion sportive numéro un de ces deux pays jusqu’aux années trente) aient poussé au progrès de la radiodiffusion (postes mobiles pour relater les étapes en direct, ce genre de choses), après que Leni Riefensthal ait créé et développé lors des Jeux olympiques de Berlin en 1936 des techniques de documentaire et de film sportif qui sont toujours utilisées aujourd’hui (… au service d’une idéologie ignoble certes), le football catalysa la diffusion transatlantique. Le Brésil put ainsi suivre (on leur donna même congé les jours de matches) la Coupe du Monde 1938 en direct à la radio, une première à travers les continents.
Le Brésil fut original aussi, en installant des cabines téléphoniques pour les reporters aux angles du terrain lors de la construction du Maracana en 1950 afin de leur permettre de dicter leurs papiers au plus vite. Mais ce fut en 1954 qu’un premier tournant décisif eut lieu, lorsque la Coupe du Monde en Suisse fut diffusée intégralement à la télévision naissante, et ce en Eurovision. On aménagea des espaces pour les caméras dans les stades et les ventes de postes explosèrent en Europe. En ce mondial suisse eut également lieu la révolution Adidas, avec le développement des crampons vissés qui permirent aux Allemands de mieux tenir debout sur l’herbe mouillée de Berneet ainsi de triompher de l’équipe d’or hongroise (l’innovation du crampon vissé a nettement plus duré que l’écarte-narine…). Ces crampons accompagnèrent la plus discrète inoculation aux joueurs teutons de substances stimulantes développées par une autre firme allemande afin d’améliorer leur rendement, une vraie révolution là aussi… Et donc en 1966, le tournoi en mondovision deux ans après les JO de Tokyo, étape devenue possible depuis la mise en orbite du satellite Telstar en 1962. On en fut si content, de ce Spoutnik télévisuel, qu’on nomma « Telstar » un tube de musique instrumentale produit par Joe Meek la même année, ainsi que le ballon Adidas officiel des coupes du monde 1970 (première diffusion couleur) et 1974, qui fut lui aussi un succès avec ses 32 panneaux et ses pentagones noirs pour être mieux vu par les téléspectateurs.
En Tunisie, vingt ans après que Radio-Tunis ait diffusé le match d’appui pour le championnat entre l’Italia et l’Espérance qui se tenait à huis clos, les premières études de télédiffusion le furent à l’occasion des JO de Rome en 1960 (l’émetteur de Boukornine retransmit la RAI en continu et nous sommes une génération à avoir appris l’italien grâce à ça, puisqu’il n’a cessé de fonctionner qu’à la fin de la dernière décennie) et après que la Radiotélévision tunisienne ait expérimenté deux séances de retransmission en direct depuis ses studios de l’avenue de la Liberté, sa troisième le fut de deux kilomètres plus loin, du stade Chedly Zouiten. Plus d’Italia dans le paysage footballistique local, l’Espérance en seconde moitié du classement à l’époque, ce fut alors à l’occasion de Stade Tunisien-Etoile du Sahel, qui faisait suite au lever de rideau entre les Clubs africain et Sfaxien. Ce fut aussi en préparation de la Coupe d’Afrique des Nations que nous organisions trois semaines plus tard. C’est d’ailleurs à l’occasion de la CAN 1965 que la RTT connut son premier retard de programme, puisque la délégation sénégalaise bouda les cérémonies de clôture et mit tout le monde en retard. La Tunisie en paya le prix : on joua à la tombée de la nuit, les projecteurs furent allumés, et ils génèrent Attouga lequel se troua sur le but égalisateur ghanéen à huit minutes de la fin…
Désormais
De nos jours, la technologie permet quasiment de tout voir, et ce de n’importe quel point du globe, un peu comme d’écouter Misk. Du coup, les nouvelles générations se captivent souvent plus pour les formations espagnoles ou anglaises (voire italiennes, un reste de Rai Uno). Mais heureusement, pour le supporter tunisien rationnel et mesuré (il y en a, j’en ai même rencontré) qui ferait la part des choses lorsque son équipe subit un revers, s’il ne vit plus dans un microcosme environnemental qui lui fasse perdre ce sens du ‘tanbir’, Facebook aujourd’hui permet avantageusement de remplacer le café et/ou le bureau du lendemain matin. On n’arrête pas le progrès.