Le onze noir

Le onze noir

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Il y avait longtemps que l’on n’avait plus parlé (ou écrit, vu que c’est un billet non destiné à l’antenne) sport sur Misk. Mais on a une excuse, en plus d’un mot de nos mamans : on a mis trois mois à se remettre de la tenue officielle de la sélection tunisienne pour la Coupe du Monde. Il a fallu ça pour dépasser ce choc visuel sur lequel nous jetterons un voile pudique (le voile ne signifie pas la pudeur, même si nous sommes à Montplaisir, c’est juste une expression et de toute façon là n’est pas notre propos). Car oui, la Coupe du Monde de football est passée, et sans qu’on y prenne garde tout accaparés que nous étions à espérer le succès des uns et des autres, elle a apporté son lot d’enseignements.

 

 

Jaw moscovite

La première chose -une fois surmonté le costard de nos joueurs donc- c’est que les supporters tunisiens sont bel et bien capables de se conduire comme des êtres humains. Si, si. Leur comportement dans la Russie éternelle fut tel que même le tsar des temps actuels leur en fit louange, prenant plus l’aspect du bon Oncle Vladimir que celui de Vlad l’empaleur pour l’occasion. On ne sait pas où ils se trouvent le reste du temps, mais on regrette beaucoup ces supporters en Tunisie où l’on aimerait bien avoir les mêmes… Bon, il est probable que les masses de nos concitoyens furent aidées à se tenir par la perspective de goûter un peu trop longtemps à l’hospitalité russe façon Loubianka s’ils se laissaient aller à un style made in virage tunisien, mais cela fit plaisir tout de même, presque plus que le second succès (quarante ans après) de notre équipe nationale. Laquelle peut toujours se targuer d’être restée plus longtemps en lice que le champion du monde en titre (sans oublier une malchance rare point de vue blessures). Donc le tableau n’est pas si noir.

 

Noir c’est noir…

Enfin, si. C’est de noir qu’il doit être question ici, ou plutôt de Noirs. Parce qu’à en juger les commentaires qui chez nous ont suivi la victoire de la France, on croirait que nous sommes un pays de bons Aryens diaphanes. Il y eut de tout, à propos d’une équipe de France « trop noire », ou de la « première sélection africaine championne du monde ». Ouais. Je suppose qu’une bagnole allemande doit être appelée chinoise aussi, vu que l’acier qui l’a construite vient de là-bas. Si c’est triste, mais peu étonnant dans un pays où la télévision publique a mis un demi-siècle à avoir un présentateur noir (et encore on ne lui a donné que la météo. Évidemment pour nous à la radio, c’est plus facile, la couleur ne s’entend pas vraiment), ça l’est tout de même plus dans un domaine où l’égalité et la méritocratie sont supposées être de mise et où, de Bakaou à Hamrouni, de Daniel à Dramane, en passant par Mohieddine, Hasni ou Saâd, chaque club tunisien a eu sa star « de couleur ». 

 

…il n’y a plus d’espoir

Quel rapport avec la culture me direz-vous ? Tout. Parce que le sport est quelque part l’expression d’une culture nationale et sociétale, et qu’en Tunisie, cette dernière voit resurgir de plus en plus de relents malsains et lamentables dont cette dernière Coupe du Monde fut l’expression -le tout sur fond de violence incontrôlée (au détriment de ressortissants subsahariens, d’ailleurs). Et quand le public au stade chante un air de Slah Mosbah (la consécration ultime dans notre pays, la chanson reprise au stade, voir livraisons précédentes) avant de conspuer un joueur noir, on tend salement vers la schizophrénie. Le fait est qu’au début du sport organisé tel qu’on le connaît aujourd’hui en Tunisie, au contraire des valeurs universelles de fraternité et de sportivité, étaient les communautés -ou plutôt le communautarisme. Et que les clubs s’organisèrent essentiellement sur une base ethnique et revendicative, isolant hélas les uns des autres, même lorsqu’il s’agît de revendiquer l’égalité ou la promotion. Tel fut le cas des Stades gaulois ou français comme de l’Union Sportive tunisienne (pourtant voulue au départ comme fédératrice), ou encore du Melita, de l’Italia, et des clubs tunisiens et musulmans. Mais lorsque le premier club présidé par un Tunisien dut se choisir un nom, il revendiqua son appartenance au continent en se définissant « africain », pour bien effectuer le lien tant avec l’Histoire multimillénaire du pays qu’avec le continent (noir) auquel le pays donna son nom.

 

Bazbazan

Dans l’immédiat après-guerre (ou avant-indépendance, c’est selon), alors que le pays était en marche inexorable vers l’indépendance, les associations sportives et culturelles finirent par perdre progressivement leur ancrage communautariste ou le virent s’affadir. Mais juste à ce moment, émergea une équipe qui n’eût d’existence qu’éphémère, ne participa pas vraiment aux compétitions officielles et n’eût aucun ancrage géographique -mais qui vaut qu’on s’y attarde puisqu’elle s’appelait le Onze Noir. L’idée, toute simple, était que puisque « les autres » avaient leurs clubs, leurs équipes, on se créerait la sienne juste sur base de la couleur de peau. Le Onze Noir compta quelques joueurs d’exception (entre autres Halouani, Fredj, Larbi Touati…), qui finirent fatalement par s’en aller jouer dans les clubs les mieux structurés, et le club fut évidemment disloqué, mais avant, pour bien montrer qu’il ne s’agissait pas ici de reproduire « à l’envers » l’immonde racisme ordinaire, il compta dans ses rangs comme avant-centre Hédi Saïdane (dit Bazbazan), aristocrate excentrique qui était blond aux yeux bleus…

 

Qui est qui ?

Le Onze Noir périt, le racisme pas. Un jour, lors d’un derby de coupe (il y a bientôt un demi-siècle), Ben M’rad, l’exceptionnel technicien espérantiste, alla s’essuyer les crampons sur Attouga, non moins exceptionnel gardien clubiste qui avait eu le tort de lui enlever le ballon des pieds. Ahmed Zitouni, défenseur du Club et gentleman à l’éducation et la correction exemplaires, lui en fit le reproche. Il se fit cracher dessus par l’autre, en oublia du coup ses bonnes manières et lui assena un coup de poing. Dans la mêlée confuse qui s’en suivit, l’arbitre -Marocain, la défiance envers le corps arbitral local ne datant pas d’hier- se précipita pour expulser… Ali R’tima, autre défenseur clubiste. Est-il besoin de préciser que Zitouni et R’tima sont tous deux noirs de peau ? Cette confusion se serait-elle produite autrement ? Preuve que ces Noirs sont de grands enfants, Zitouni partagea la moitié de ses primes avec son camarade durant tout le temps de sa suspension. 

Alors la prochaine fois que vous entendrez divaguer quelqu’un à propos de Sane, Pogba, Balotelli ou Ibara (notre présentateur météo), souvenez-vous s’il vous plaît que le premier footballeur labellisé « tunisien » et accepté comme un égal dans les équipes françaises du protectorat se nommait Salah Soudani. Est-il besoin de préciser qu’il n’était pas blond ?