Lorsqu’Adidas conquit de haute lutte le droit d’équiper le Milan AC en 1989 à partir de la saison suivante, arrachant cette clientèle à Kappa qui accompagnait pourtant le règne de Silvio Berlusconi depuis ses débuts, le club alors le plus puissant du monde y mit une condition : les trois bandes symboliques de la marque, habituellement sur les manches des maillots, ne devaient pas apparaître pour ne pas dépareiller les rayures verticales du maillot ‘rossonero’. Caprice de star permis par une position de force ? Nullement. Ce n’était pas une lubie, mais la volonté de respecter une tradition et un maillot presque séculaires alors, et les couleurs originelles inscrites au patrimoine du club dès sa création par Herbert Kilpin.
Symboles d’appartenance
Parce que, qu’on le veuille ou non, une association sportive génère une passion, une appartenance, un sentiment de communauté qui selon le(s) contexte(s) et individu(s) sera plus ou moins dense, plus ou moins intense. Et qui dans certains cas et/ou certains pays, sera parfois plus fort que le sentiment d’appartenance nationale. Pas besoin d’aller chercher très loin : en Tunisie, le public selon son appartenance de club sera indulgent ou sévère avec tel ou tel sélectionné, selon qu’il soit des ‘siens’ ou non. En Italie, bon nombre d’ultras se moquentéperdument des résultats de la squadra azzurra pour ne s’intéresser qu’à ceux de leur club. Et les ‘chefs’ des ultras cairotes de chaque bord déclarèrent qu’ils étaient certains de la chute de Hosni Moubarak lorsqu’ils constatèrent que la seule fois qu’ils s’unirent fut pour demander son départ début 2011. On peut le regretter, force est de le constater.
Et tout comme la République (que l’on peut aisément remplacer par l’État dans ce cas-ci) doit être faite de symboles et cultiver des traditions, le club sportif aussi doit s’appuyer sur des leviers d’appartenance et des traditions, parmi lesquels on retrouvera la localisation géographique, locale et/ou nationale, parfois l’appartenance communautaire (alternativement, la classe sociale, la sensibilité politique ou le corps de métier peuvent remplir ce rôle), et, systématiquement, les couleurs, que rien ne symbolise plus que le maillot. Et il y a difficilement plus attaché à ses traditions et à ses couleurs qu’un supporter de foot, même en allant fouiller chez les extrémistes de tout poil (et nous créchons à Montplaisir…).
Des fois, c’est utile, comme lorsque la guerre du Biafra s’interrompit quelques jours parce que les belligérants s’étaient mis d’accord pour voir jouer Pelé et le Santos de passage en tournée au Nigéria. Mais d’autres fois, c’est plutôt utilisé, comme lors du drame de Port-Saïd qui coûta près d’une centaine de vies humaines en un sommet de violence footballistique bête et immonde. Mais là n’est pas notre propos aujourd’hui, revenons-en au maillot. Parce que si l’État a un drapeau, le club, lui, a un maillot.
Par hasard
Ça n’a pas toujours été le cas, et aux débuts du ballon rond, dans les îles britanniques, c’est à la casquette que les partenaires se reconnaissaient, puisqu’ils n’avaient pas toujours les mêmes tenues. Mais le cas est unique aux grand-bretons, puisque lorsque le football traversa les mers, le port de la casquette avait quasiment disparu -tout simplement parce que ça n’était pas pratique, d’une part (on perd facilement sa casquette en courant ou dans la mêlée, courante à l’époque), et qu’on avait développé le jeu de tête d’autre part (et la casquette n’aide pas vraiment à cela). Et puis, les spectateurs commencent à avoir de plus en plus d’importance, et les maillots se voient mieux que les ‘caps’… Mais nous reviendrons sur cette évolution plus tard, restons dans les maillots, symboles des clubs par leurs couleurs.
Au départ, en Angleterre en tout cas, le choix de celles-ci est rarement une question de blason ou de symbolique. L’Angleterre joue en blanc parce que c’est le plus facile à se procurer. On passe du bleu au rouge à Liverpool parce que la première couleur est déjà prise par Everton, dont le LFC est issu. La Juventus passe d’un maillot rose -couleur très appréciée à l’époque victorienne- au noir et blanc parce que le traitement de la commande de maillots par le club en Angleterre n’a pas été correctement traité (le premier fabricant de sportswears, Butka, est fondé à Manchester en 1879, et après avoir fourni l’armée britannique se met à produire des équipements de sport en 1884). On ne fixe, selon l’une des versions de l’histoire, le sang et or à l’Espérance sportive que parce que son astucieux président a récupéré un jeu de maillots de cette couleur. À Boca Juniors, les jeunes fondateurs du club décident de choisir en fonction du pavillon du premier bateau qu’ils verront entrer au port (ce fut un navire suédois). C’est donc souvent un choix variable et dicté par les circonstances plutôt qu’une volonté raisonnée. Historiquement, ce n’est qu’en 1891 que la Football League oblige les clubs à enregistrer leurs couleurs (il y a eu un ‘clash’ au début de la saison 1890-91 entre deux formations aux couleurs identiques). Le professionnalisme existe alors depuis six ans, et le championnat depuis trois, s’étoffant déjà d’une division inférieure, ce qui rend indispensable cette précision afin d’éviter le chaos.
Par choix
Cette notion d’enregistrement des couleurs va faire date, et les fédérations ou ligues nationales naissantes la retiendront dès leur création -même si la qualité des teintures et des maillots de l’époque permettra une grande variété de tons, Arsenal libellé ‘rouge’ variant ainsi dans les limites d’un spectre allant du grenat clair au vermillon. De là, les associations sportives vont, lorsqu’elles se revendiquent une appartenance, vouloir la marquer par les couleurs de leur vareuse, comme on dit en Belgique. Le Celtic, qui se veut le club de la communauté irlandaise (et catholique) de Glasgow, se choisira le trèfle symbole de l’Irlande pour emblème, et retiendra évidemment le vert et blanc comme couleurs. Le Stade gaulois, à Tunis, se drapera de bleu-blanc-rouge. Le Club Africain, volontairement tunisien, s’opposera ouvertement au protectorat français dans le choix de son maillot -et dans celui de son nom- et contraindra l’occupant à admettre qu’il porte les couleurs du drapeau tunisien. Il en ira de même pour l’Étoile du Sahel, dont l’un des cofondateurs fit d’ailleurs partie des premiers dirigeants du CA. Le maillot se veut bel et bien comme un drapeau parfois. Et on ne change pas un drapeau.
C’est la raison pour laquelle une majorité de supporters n’admet pas que l’on puisse toucher à leurs couleurs historiques, même si d’autres pensent que c’est un frein à une forme de progrès. Les plus passionnés parmi les supporters estiment que c’est leur appartenance qui est touchée ainsi, un peu comme nous si on voyait un barbu tenter de détacher le drapeau tunisien d’un bâtiment public. Bizarrement, le drapeau n’est pas toujours l’inspiration des couleurs retenues pour les tenues des équipes nationales. Ainsi, les Pays-Bas jouent en orange par égard à la maison royale du même nom qui y règne. Le Brésil, lui, changea de maillot après le ‘maracanazo’, la défaite en finale à domicile face à l’Uruguay. Quant à l’Italie, elle ne fut pas toujours en bleu. Mais en mai 1910, elle prit une déculottée à Budapest, sur le terrain (6-1) et en dehors : les Hongrois invitèrent les Italiens à une soirée, les reçurent avec élégance et en smoking, tandis que leurs invités se pointèrent habillésun peu comme ce beauf fasciste sans cravate de Salvini, l’un des leurs encore mineur venant même en culottes courtes. Se sentant humiliés, les dirigeants italiens décidèrent après cette fashion-claque que le maillot serait désormais bleu, en hommage à la Maison de Savoie (qui régnera officiellement jusqu’en 1946), qu’il y aurait une tenue officielle pour les délégations, et que le maillot serait considéré comme un prolongement du drapeau et donc ne porterait aucun logo hormis le ‘scudetto’ tricolore (ce fut le cas jusqu’en 1996).
Et lorsque l’Italie affronta la France chez elle en 1938 pour la Coupe du Monde, elle choisit délibérément de jouer en noir, pour la seule fois de son histoire, par délibérée provocation fasciste dans un pays bientôt ennemi. Des fois, ce sont les circonstances, d’autres fois, c’est un choix…