À l’heure où quelques salles obscures rouvrent timidement en Tunisie (elles n’auraient jamais dû fermer, mais ça, c’est un autre débat. Dans le même temps quand un -heureusement éphémère- ministre de la culture déclare à la presse internationale que l’État n’a pas à aider des spectacles qui ne sont pas rentables, tu comprends qu’on a du bol d’encore avoir ne serait-ce que des librairies voire des écoles, ne parlons même pas de salles de cinéma), il est bon d’attirer l’attention sur combien assister à une manifestation sportive quelle qu’elle soit en Tunisie peut incarner, répliquer, matérialiser le septième art -et même certains des fleurons de la littérature. Évidemment, et avec les associations supposées omnisports que nous avons, ça s’applique plus aux sports collectifs, football en tête, qu’aux disciplines individuelles (où, hélas, les seuls spectateurs présents sont souvent des parents ou des proches de l’athlète ; ou de l’arbitre. Ça donne d’ailleurs parfois lieu à des échanges de vues animés entre familles, mais là n’est pas le débat).
Donc, vous vous décidez à aller voir un match. Comme nous sommes le phare lumineux de la démocratie pluraliste et parlementaire au sein du monde arabe depuis l’avènement de notre révolution bénie (merci de vous dépêcher de lire la phrase qui précède, j’en ai emprunté le style au défunt journal « Le Renouveau » et dois la rendre après utilisation), imaginons que ce soit une rencontre de la sélection nationale, avec vente libre et en nombre, et pas un de ces matches de championnat limités en places et qui nécessitent pour acquisition plus ou moins autant de papiers et de blancs-seings qu’un visa pour les États-Unis. Donc, vous voilà décidé à aller supporter. Et vous allez, en effet, devoir en supporter.
D’abord, il vous faut un billet. Bienvenue chez Kafka, tant la difficulté à se procurer le précieux sésame relève parfois de son univers démentiel. Pire qu’un dépôt de dossier auprès de la CNSS. Comme il n’y en a plus aux guichets, vous êtes abordé par ce sympathique jeune homme (avec ses potes un peu plus loin) dans le plus pur style de « Boogie Nights », qui vous le propose pour seulement le triple du prix. Vu que les amis du jeune entrepreneur se sont rapprochés et que vous vous sentez d’un seul coup premier rôle dans « La Planète des singes », vous le prenez. Kafka ne nous quitte pas pour autant, puisque la date et l’heure du match (quand ce n’est pas le lieu) changent environ seize fois avant d’être définitivement fixées. Mais soit, ça y est, la tutelle, qui s’est concertée avec douze ministères, la Ligue arabe, l’OCI, le FMI et la BCT, a arrêté son choix. Reste à y aller.
Si vous avez une voiture, dites qu’elle est en panne ou en révision, ou que vous l’avez prêtée à la voisine de votre tante qui a une course à faire dans un autre gouvernorat, sinon vos amis vont vous réquisitionner. Or aller au stade en Tunisie oscille entre « Fast and Furious », « Bullitt » et la séquence finale des « Blues Brothers ». Donc, vous voilà dans « Un taxi pour Tobrouk », en quête d’un véhicule et d’un transport. Faute de mieux, vous vous arrangez avec deux ou trois amis pour y aller en taxi, moyennant payement au chauffeur d’un billet pour prix de la course (… ce qui au prix auquel vous, vous l’avez payé, fait faire une sacrée affaire audit chauffeur). Vous voilà embarqué dans un véhicule qui relève de « Transformers » et pour un parcours à mi-chemin entre « Taxi » et « Death Race 2000’. Mais miraculeusement, vous êtes arrivés à bon port. Reste à entrer.
Si “Les ripoux” vous viennent à l’esprit aux entrées, Kafka n’a pas disparu puisque votre billet correspond rarement à la place que vous finissez par occuper, et on vous balade d’une porte à l’autre comme si vous étiez dans “Running Man”. Mais enfin, vous êtes dans l’arène, où selon la discipline choisie, ce sera “Les cinq salopards” ou “Les douze salopards” (… à ceux qui rétorqueraient qu’aucun sport ne se joue à douze, je conseille de regarder la moviola de n’importe quel match d’un club très médiatisé de Tunis et vous verrez qu’ils jouent quasiment toujours à douze, le douzième tenant un sifflet -ou parfois un petit drapeau à leurs couleurs. Bref. Évitons la polémique). Le public vous rappelle “Affreux, sales et méchants”, et n’est pas loin d’égaler “Le loup de Wall Street” quant au nombre (et à la variété) de jurons prononcés. Assez rapidement, entraîneurs et joueurs vous semblent réinterpréter “Huit et demi”, ce film à propos d’un réalisateur qui ne sait plus ce qu’il doit faire comme film. Mais bon, imaginons le meilleur des cas et un dénouement inespéré, qui transforme cette expédition en “À nous la victoire”. Tout le monde est content, même s’il y a quelques remakes de “Fight club”, que l’intervention du service d’ordre transforme en “Attrape-moi si tu peux”. Et, pour le cas tragique, récent et heureusement rare que tout le monde a en mémoire, à la scène emblématique de Charles Vanel dans “Le salaire de la peur”. Reste à rentrer.
Parce que votre “Taxi Driver”, “Le chacal” qui a eu ce qu’il voulait, estime que le billet couvrait l’aller et pas le retour et que vous voilà dans “L’impasse”. Il va falloir rejouer “Marathon man”, ou “After Hours”, mais soyez heureux : il vous restera un souvenir épique, digne d’Un ballon et des rêves ».