La ville est une structure qui se développe de façon continue dans le temps et dans l’espace. Influencée par les choix et les contextes socio-économiques, politiques et culturels, elle prend des formes différentes, des aspects nouveaux. Certains quartiers naissent, d’autres se paupérisent, se meurent, disparaissent ou changent carrément de vocation, le visage d’une ville se métamorphose de jour en jour.
Débutant par la construction de l’ambassade de France en dehors de la médina en 1860, l’expansion de la ville coloniale ou moderne de Tunis s’accélère après le protectorat. Au début du 20e siècle, ce sont deux axes principaux qui constituent cette nouvelle ville : l’axe de l’avenue de la Marine (actuelle avenue Bourguiba) et l’avenue qui lui est perpendiculaire (actuelles avenue de Carthage et avenue de Paris), qui s’étend de la colline du Belvédère à celle de Sidi Belhassen.
Naissance du quartier Lafayette
Dans le cadre de cette expansion, le quartier Lafayette, qui est aujourd’hui encore l’une des artères de la ville de Tunis, a vu le jour à la fin du 19e siècle et a pris vie au début du vingtième, vers l’entre-deux-guerres. Le quartier fait partie de ce que l’on appelait communément la « ville européenne » ou « moderne » par opposition à la vieille ville ou « médina ».
Lafayette abrite aujourd’hui des habitations, des commerces et des administrations. Il offre un visage différent de ce que l’on pouvait voir à sa naissance, il y a près de 100 ans.
« Je me souviens que la rue Lafayette était, à Tunis, une rue mythique, mais je ne sais pas pourquoi. Elle était loin d’être la plus jolie, mais je me souviens que tous les jeunes souhaitaient faire partie de cette “bande”. Chacun pratiquait un sport, voire plusieurs, et une grande partie des champions que comptait la Tunisie dans les années 50/60 était issue de “Lafayette”. Chacun d’entre nous a été au moins une fois champion, soit en sport collectif soit en individuel. Et puis la rue Lafayette c’était une ambiance [...] Je me souviens de l’école de la rue Hoche je me souviens du tramway et des marchands de tickets. Je me souviens de la rue de Reims de la rue d’Isly. Je me souviens des matchs de volley dans le jardin qu’on avait transformé en terrain de sport, je me souviens du terrain derrière la palissade où on jouait au foot, et aussi il y a beaucoup de choses dont je ne me souviens plus » écrit Robert Costa, un ancien occupant de la rue sur le blog de Harissa.
Quand le passant par le quartier Lafayette prend le temps de lever la tête, il décèle des petites merveilles architecturales et des ornements de façades qui ont marqué l’époque où il a été construit. Sur les murs délabrés des immeubles et des anciennes villas, on entrevoit un passé glorieux qui part en lambeaux.
Dans une recherche sur la construction de la ville européenne de Tunis, Christophe Giudici a relevé que derrière la création du quartier Lafayette, se trouvait une personne en particulier. Il s’agit d’un Caïd (notable et responsable administratif) qui possédait la parcelle la plus importante de la zone et qui répondait au nom de Eliaou Ben Cheloumou Scemama.
Guidici affirme que Scemama a contracté des prêts auprès d’un prêteur français :
« Par ce prêt, il participe à l’édification de quartiers neufs dans la capitale, à la création de la ville coloniale » cite-t-il.
Lafayette, une mosaïque d’habitants
Parmi les premiers habitants qui ont acquis des terrains et construit des villas, l’on retrouve également des citoyens tunisiens de confession juive (Isaac Brami et Victor Zerah).
Au départ, le quartier a été principalement occupé par une communauté essentiellement juive et chrétienne. Une petite partie des Tunisois a commencé à quitter la Médina et à migrer vers la ville moderne au cours des années 20. Leur abandon de la vieille ville a pris de l’ampleur au milieu des années 40 pour atteindre son apogée après l’indépendance.
Ayant vu le jour en même temps que la Petite Sicile, qui était un quartier prolétaire, Lafayette a accueilli la petite et moyenne bourgeoisie. Il «regroupait des Français, des Italiens, des Juifs livournais comme des Maltais. Il s’agissait d’un espace principalement résidentiel et commercial […], il a représenté l’occasion de sortir de la “hara” de se fondre dans la population européenne et d’accéder à un statut comparable à celui des Français de “souche” » cite Christophe Guidici. Nine Moati dit la même chose dans son livre «Les belles de Tunis» où elle décrit le quartier comme l’un des endroits vers lesquels les juifs de la “hara” ont migré, au fur et à mesure qu’ils se sont enrichis.
Au fil du temps, les premières constructions de type villa avec jardin au quartier évoluent en constructions verticales. Des immeubles de plusieurs étages avec des dizaines d’appartements voient ainsi le jour.
Le quartier qui regroupait en 1956, 2 670 juifs tunisiens, 5 490 Français, 2 160 Italiens, a vécu au rythme des traditions des uns et des autres. Il a témoigné de la célébration des jours de fêtes religieuses. La synagogue de Tunis, qui est l’un des monuments marquants du quartier a été construite en 1938, depuis, elle voit affluer la communauté juive. Elle est la première synagogue bâtie en dehors des murs de la Hara de Tunis, dans un style Art Déco. Les couleurs vives des ornements à l’intérieur du monument contrastent avec l’austérité et la sobriété habituelles des lieux de culte.
En somme, la ville de Tunis cache jalousement ses secrets historiques dans les coins et les recoins de ses constructions qui datent de l’époque coloniale. Ses bâtiments nécessitent conservation, réhabilitation et étude pour nous raconter leur histoire...