Né il y a 79 ans, Blue Note Records est devenu le label de jazz le plus prestigieux du XXe siècle et a offert au monde l’âme de cette grande musique. Retour sur son histoire.
C’est la Seconde Guerre mondiale qui a poussé Alfred Lion à quitter l’Allemagne nazi et à fuir Hitler pour trouver refuge aux États-Unis. Nous sommes alors en 1939 et le jeune Alfred vient d’avoir 18 ans. Bien que ce soit l’écrivain Max Margulis qui finança le label - avant de le quitter au milieu des années 40 - c’est la passion commune des amis Alfred Lion et du photographe Francis Wolff – lui aussi juif allemand - qui forgea la légende du label. Ensemble, le lion et le loup se sont donné pour mission de faire découvrir au monde ce qu’ils considéraient comme important. Même si les deux compères n’avaient aucune connaissance de l’industrie, leur naïveté offrit aux artistes toute la liberté de produire des sons comme ils le souhaitaient. La première vedette que l’écurie signe vient de La Nouvelle-Orléans et s’appelle Sidney Bechet. Clarinettiste et saxophoniste soprano, Sydney était un génie de l’improvisation. Titre classique écrit pour l’opéra composé par George Gerswhin en 1935, Sidney Bechet reprend Summertime et en fait un des plus grands classiques de l’histoire du jazz. Le tout jeune label Blue Note décide de distribuer ce titre dans son seul point de vente, une petite boutique située à New York. Le label Blue Note est lancé.
Un disque Blue Note se regarde avant de s’écouter. Marque sonore et visuelle, entre 1948 et 1969, Francis Wolff (avant tout photographe) a immortalisé avec son appareil l’effervescence des sessions d’enregistrement - à travers des milliers de clichés utilisés par la suite pour les pochettes des disques. L’album Blue Train sur lequel figure le portrait de John Coltrane, par exemple, en est l’illustration parfaite. Francis, alias Frank, aimait l’énergie et l’imprévisibilité des sessions d’enregistrement. Herbie Hancock s’en souvient – quand les musiciens jouaient et que Frank se mettait à faire sa danse aussi ridicule que touchante, c’est que la prise était bonne.
Frank et Alfred, deux Juifs qui ont fui le nazisme, fondateurs de Blue Note accompagnés de leurs musiciens qui militaient pour les droits civiques - sont à l’image d’une musique faite d’espoirs et de tolérance qui a toujours privilégié l’indépendance et la liberté plutôt que la rentabilité et le succès. Car pour passer dans Blue Note vous n’aviez besoin que d’une seule chose : le sens du swing – le Schwing, comme le prononçait Alfred avec son fort accent allemand – le sens du groove, mais surtout il fallait rester fidèle à l’esprit du blues qui a donné son nom au label. Cette note bleue, facilement reconnaissable, teinte de nostalgie, jouée avec un léger abaissement, très différente des sons des jams sessions qui ont donné tout son sens au slogan du label : « The Finest in Jazz Since 1939 ». Ce son Blue note existe aussi beaucoup grâce à Rudy Van Gelder, grand ingénieur son qui a enregistré presque tous les disques de Blue Note de 1952 à 1970. Contrairement aux autres labels jazz de l’époque, Blue Note payait deux répétitions aux musiciens pour qu’ils puissent se caler avant d’enregistrer dans un studio avec une acoustique spéciale. Ce fut le cas en 1960, lorsque Jimmy Smith sort « Midnight Special » sur Blue Note. Il réussira ainsi deux tours de force : imposer l’orgue comme instrument à part entière pour les jazzmans, et poser les premières pierres d’un style incontournable : le funk.
Blue note c’est le son du passé, du présent et du futur. Depuis le premier enregistrement des pianistes boogie-woogie Albert Ammons & Meade Lux Lewis le 6 janvier 1939, Blue Note a toujours voulu mettre en avant des talents novateurs. Ils ont signé les pionniers du be-bop comme Thelonious Monk ou Bud Powell, puis ceux du hard-bop avec Art Blakey et les Jazz Messengers. Ils ont mis en avant les talents du soul jazz : Lou Donaldson, Jimmy Smith - du free-jazz : Eric Dolphy, Sam Rivers... Et le jazz moderne arrive enfin, initié par Miles Davis et Herbie Hancock pour ne citer qu’eux. En 2011, le musicien et producteur Don Was prend la présidence du label et signe des artistes comme Elvis Costello, Robert Glasper, Gregory Porter ou encore Marcus Miller. En 2018, Blue Note c’est aussi la musique de Gogo Penguin, car la maison de disque a su sans cesse évoluer pour se conformer aux envies modernes.