Je m’en souviens comme si c’était hier, un beau jour de printemps s’annonçait, une de ces journées ensoleillées qui vous font oublier les contraintes du mois saint !
J’étais invité à dîner chez Rachid, la rupture du jeûne étant estimée vers les 18 heures, il fallait, bien sûr, répondre présent à l’appel avant midi.
Quand on dîne chez Rachid on fait le marché avec lui !
Je dois dire que l’idée d’aller visiter les souks de la vieille Médina m’enchantait, on a toujours l’impression que c’est une attraction pour touristes, or durant le mois de Ramadan, l’ambiance y est différente...
Les souks grouillent de gens modestes venants faire leur marché, les étalages sont un vrai hymne à la beauté, les fruits frais, et les légumes du jour, y côtoient les gâteaux traditionnels, et autres douceurs, qui ornent habituellement les tables autour desquelles les familles, aisées ou modestes, aiment à se retrouver pour la rupture du jeûne.
La visite de la Médina dura quelques heures, l’incontournable flânerie entre un achat et un autre nous valut les remontrances de Saida, la femme de Rachid, qui pestait de voir qu’elle aurait, encore une fois, à faire l’impasse sur sa sieste.
Rachid, lui, était ravi que je sois là, entre lui et la colère de sa femme, c’est d’ailleurs moi qui fus son excuse pour ressortir :
« Il faut qu’il aille voir les ruines de l’hôtel », lui dit-il !
L’hôtel en question avait brûlé l’hiver d’avant, coïncidence malheureuse, ce fut le soir même de mon arrivée en ville, nous avions dû passer la nuit sur les bancs de la gare à cause du couvre-feu !
La gare grouillait de soldats, et ce fut la première fois de ma vie que j’entendais le vacarme, bien que lointain, des armes à feu !
Les émeutes de cette semaine-là avaient jeté la ville dans le chaos ! maisons, magasins, hôtels, les émeutiers avaient laissé éclater leur rage sur tous ces signes de bien-être dont ils ont toujours été privés, des voitures avaient brûlé par centaines, pillages, saccages, vols, viols...
La peur régna jusqu’au soir où l’armée prit le contrôle des rues !
Rachid aimait à répéter :
« Si toutes les villes du pays s’étaient soulevées cet hiver, le PATRON et ses sbires y seraient restés » !
Ceux qui y passèrent par contre, furent les éternels pauvres gens, victimes abonnées à ces tristes évènements !
Le bilan de cette fameuse nuit où l’armée « déploya ses forces » fut de deux cent cinquante morts !
L’hôtel était situé sur une colline dominant la Médina et, bien qu’en ruines, il était toujours imposant, laissant deviner par certains aspects le chef-d’œuvre d’architecture qu’il avait dû être jusqu’à cette nuit de décembre !
Garés sur ce qui semblait avoir été le parking, nous admirions cette vue superbe de la ville ancienne.
Le palais du « Patron » brillait au loin, et même à cette distance on pouvait admirer l’extraordinaire beauté de ce qu’il aimait à appeler :
« Mon modeste pied-à-terre dans la ville de mes ancêtres »
Situé en plein centre de la Médina, tout gravitait autour de lui, rappelant au petit peuple que le PATRON était toujours présent même quand il n’était pas là !
Nous n’étions pas seuls, l’endroit paraissait être une attraction pour beaucoup de monde...
Des familles entières étaient là, éparpillées ici et là sur toute l’étendue d’une verte clairière, qui avait sûrement dû être le jardin de l’Hôtel, une superbe pelouse verte, extraordinairement bien entretenue.
Il y avait des petits groupes de gens, les hommes et les femmes étaient assis à même le sol formant des cercles autour desquels les enfants couraient remplissant l’endroit de leurs rires magiques.
Un détail cela dit me laissa perplexe, comment dans ce pays où la religion avait une place si importante, autant de gens se permettaient de faire un pique-nique en plein mois de Ramadan ?
Rachid était un homme jovial aimant rire de tout, surtout de lui même.
Quand je vis sa mâchoire devenir carrée, et ses yeux rougir, je devinais que je n’aurais pas dû poser la question, ni même relever ce petit détail...
Je sentis la gêne que ma question avait provoquée, et décidai de descendre de voiture.
Je fis quelques pas avant qu’il ne me rejoigne, et, rompant le silence pesant que ma question avait provoqué, il me dit de sa voix cassée des mauvais jours.
« Ne m’en veux pas petit, ce n’est pas après toi que j’en ai !
Vois-tu, quand tu as débarqué chez nous ce fameux soir de décembre, la ville était à feu et à sang, l’armée venue mater une émeute s’était retrouvée face à une insurrection populaire, les officiers débordés ont donné l’ordre de tirer à vue, le bilan officiel était de deux cent cinquante morts, mais en réalité, personne ne sait exactement combien de gens sont morts ce soir-là.
La rumeur parle de deux voire de trois mille morts… »
Il ne me regardait plus, ses yeux fixaient le vide, et de la voix triste et abattue des hommes qui ne croient plus en leurs semblables, il acheva :
« Tout ce que je peux te dire c’est que cette nuit-là des milliers de familles n’ont pas vu rentrer un fils, une fille, un frère ou un père, ils se sont tout bonnement évanouis, comme s’ils n’avaient jamais existé !
La rumeur... encore la rumeur... dit que ces gens-là, qui ne figuraient pas dans la liste du bilan officiel, ont été enterrés ensemble, dans la même tombe !
Ceux qui se sont résignés à accepter le sort des êtres qui leur étaient chers...
Ceux qui ne savent pas où sont enterrés leurs morts, viennent ici tous les vendredis se recueillir sur ce qui est devenu la plus grande tombe du pays !
Tous ces gens que tu vois ne sont pas là en “pique-nique” comme tu dis ! Ils attendent la rupture du jeûne pour dîner ici, se retrouver avec la famille “au complet” !
Regarde les bien, ils ne sont pas assis dans un jardin, ce bout de terre sur lequel ces gosses jouent, ce bout de terre que ces gens arrosent de leurs larmes tous les vendredis...
Ce bout de terre est l’ultime demeure des disparus de décembre ! ».