L’œil du spécialiste avec Nawel Skandrani

L’œil du spécialiste avec Nawel Skandrani

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Élégante, élancée, souriante... Ainsi était Nawel Skandrani lors d’une interview accordée à misk.digital dans le jardin arrière d’un petit café à Carthage. Rapidement, la couleur de l’interview est lancée, et dans les lignes qui suivent, on tâchera de faire le tour de la situation de la danse et son évolution en Tunisie, avec l’œil de Nawel Skandrani.

 

La danse est porteuse d’idées, d’idéologies et de concepts. Cela veut dire qu’elle est un engagement artistique et humain. Un engagement n’est jamais libérateur pour celui qui le porte, d’où l’expression « la danse, art libérateur » est galvaudée, selon Nawel Skandrani.

La danse fait tomber les cloisons. La danse est intrinsèquement liée au corps de l’homme, qui est l’essence même de l’existence et le « centre de la vie ».

 

La danse : un art à part entière

 

Il y a la danse spontanée, humaine, non réfléchie. Cette danse dite « de société » est une expression naturelle. On danse parce qu’on est content. On danse parce qu’on ressent une énergie parcourir son corps et son esprit. L’homme préhistorique par exemple, dansait pour ramener la pluie, pour faire peur à un ennemi ou pour faire face à un danger.

 

Pour Nawel Skandrani, la danse traditionnelle est une vitrine d’une culture et d’une civilisation. Des danses, au départ paysannes, de fertilité, et qui sont devenues plus tard plus sophistiquées, une fois l’homme devenu citadin. Elles ont certes beaucoup évolué à travers l’histoire, mais ce n’est pas ce qu’on peut appeler danse comme forme artistique.

Concerant  la danse artistique, qui est comme le théâtre,  deux formes d’art vivant se ressemblent énormément. Je les appelle « cousins de cœur et de corps ». La danse donc, est une expression artistique quand elle est donnée à voir sur scène. Il s’agit d’une écriture pour le corps, d’une dramaturgie, d’une histoire. Ce n’est pas le cas de la danse traditionnelle, bien que cette dernière ait été ramenée sur scène et réécrite, donc ramenée à l’art. Pour faire court, l’art de la chorégraphie est le travail d’un auteur, comme pour la littérature, le cinéma, l’art plastique et le théâtre ; le chorégraphe est un auteur, et un auteur a quelque chose à dire.

 

Un autre point important a été relevé, celui de la relation avec le « cousin de cœur », comme le dit si bien, Nawel Skandrani. Il s’agit du Théâtre.

 

La danse et le théâtre : cousins de cœurs

 

Pour le cas tunisien, cet engouement pour la danse on le doit au théâtre, surtout avec cette génération de metteurs en scène qui sont revenus en Tunisie dans les années 80 après avoir été formés en France, en Angleterre, en Allemagne et ailleurs.

 

Je pense à Taoufik Jebali, à Fadhel Jaïbi, à Mohamed Driss, Raja Farhat, Raja Ben Ammar et bien d’autres…

 

Ayant laissé en Tunisie un théâtre de texte, un théâtre presque radiophonique, où le corps était mort, inexistant, ils ont découvert à l’étranger un théâtre moins cloisonné, où les frontières fondent et disparaissent.

Revenus en Tunisie, leur volonté d’appliquer et d’adapter ce qu’ils ont vu était là. Ils ont voulu casser avec leurs aînés, tout d’abord en utilisant l’arabe dialectal, mais surtout en donnant au corps la place qu’il vaut.

Ils l’ont d’abord fait eux-mêmes, de manière empirique. Toutefois, au moment où ils se sont rendu compte qu’ils avaient des limites, sachant qu’ils n’ont pas la formation adéquate en danse, ils  ont fait appel aux danseurs et aux chorégraphes pour intervenir dans la mise en scène, faire travailler le corps du comédien et lui donner la capacité de maîtriser son énergie et son espace.

 

Pour faire court, le théâtre à partir des années 80, doit beaucoup à la danse, mais réciproquement, la danse en doit aussi au théâtre. Tout d’abord, il a initié le public en lui accordant une place sur scène, et en l’habituant à voir des formes théâtrales qui bougeaient.

 

Nous n’étions pas nombreux. On était deux à vrai dire, Imen Smaoui et moi-même, mais plus tard, il y a eu Imed Jemaa et d’autres. Tout cela dans l’optique de la recherche de technicité.

 

Mais d’autres se sont intéressés de plus près à la danse… Comme Taoufik Jebali avec sa pièce de théâtre « Weilon » qui s’approche plus de la danse contemporaine que du « théâtre proprement dit ».

 

La chorégraphie : l’art d’écrire pour le corps

 

 

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Crédit : Rim Tmimi

 

En Tunisie, chez certains chorégraphes, il y a un certain complexe inavoué. Certains d’entre eux se qualifient lors de leurs créations comme « metteur en scène/chorégraphe », comme si « chorégraphe » n’était pas suffisant. Ça fait peut-être plus chic, je n’en sais rien. Mais ces gens-là oublient que chorégraphe veut dire aussi auteur, veut dire aussi la personne qui met en scène et en espace un corps, donc metteur en scène.

 

En fait « metteur en scène/chorégraphe » est un pléonasme, et surtout un complexe d’infériorité.

 

Autrement, les frontières entre danse et théâtre, comédiens et danseurs s’estompent de plus en plus. Il y a beaucoup de danseurs qui viennent du théâtre, des transfuges en quelque sorte. Je pense à Rochdi Belgasmi, Maher Aouachri, Radhouane Meddeb et d’autres qui ont bifurqué vers la danse. Comme il y a des danseurs qui ont migré vers le théâtre. Pourquoi pas, d’ailleurs ? Un danseur peut être comédien. Un comédien par contre, peut difficilement être danseur. Parce que la danse a des techniques, beaucoup plus complexes que l’interprétation théâtrale.

 

"Times New Roman"">Le Ballet National : une partie de l’histoire

 

 

Elle fait partie de cette première génération de danseuses en Tunisie, qui a financé pendant plus de 40 ans une école de danse calquée sur l’opéra de Paris. Des financements considérables, des étudiants, des diplômes et rien à la sortie !

 

C’était inévitable : partir et ne pas penser à revenir, pourtant, elle est revenue… pour se retrouver à la tête du Ballet National.

 

Mohamed Driss, qui venait d’être nommé à la tête du Théâtre National, voulait donner une place à la danse qui n’existait presque pas en Tunisie. Dans cet élan, on assiste alors à la naissance de ce qui allait être plus tard le Ballet National en 1992.

 

Une expérience de quelques années, où les productions se sont multipliées et les collaborations internationales ont fleuri. Au total, treize créations originales.

 

Mais malheureusement, c’était une expérience qui a été avortée fin 1995, suite à l’arrivée au ministère d’un ministre qui trouvait que la danse ne correspondait pas à notre « identité arabo-musulmane ». Résultat, le ballet national est affecté à la tutelle directe de la commission du ministère. Plus d’indépendance financière, plus d’indépendance sur la direction artistique. De ce fait, les collaborations artistiques se sont arrêtées. Au final, avortement du projet, une année après le départ de Nawel Skandrani.

 

Incompréhension de l’importance d’une troupe nationale ? Mauvaise foi ? Je n’en sais rien. Par contre, je sais que le résultat est le même. Nous vivons dans un pays où il n’y a pas de Ballet National, ni de centre de formation adéquat. Tout s’effondre, le conservatoire ferme, le ballet meurt de sa belle mort. Il n’y a plus rien.

 

Viennent après « les années noires », selon l’expression de la danseuse-chorégraphe. Aucune volonté politique, aucun fonds d’aide à la création. Il y en avait pour le théâtre, pour le cinéma, pour la musique, mais pour nous, rien.

 

Pourtant, on a survécu. Système D, bailleurs de fonds, tout était bon pour survivre…

 

En 2008, la subvention d’aide à la création pour la danse a été créée.

 

« Cette subvention existe toujours. Et, bien que les budgets prévus soient de loin très inférieurs à ceux prévus pour les autres disciplines, on s’estime heureux que ces budgets soient passés de 50 millions de dinars en 2010 à 250 millions de dinars en 2017 ».

 

mso-fareast-theme-font:minor-fareast;color:black;mso-ansi-language:FR;
mso-fareast-language:FR;mso-bidi-language:AR-SA">Mais les réels problèmes existent toujours. Il n’y a toujours pas de centres de formation professionnelle mis en place par le ministère malgré des demandes qui datent de 2011, lors de la création de la première commission pour la danse.

 

Du coup, les jeunes apprennent le métier de la génération qui a précédé. On n’a pas d’école de danse. Et il n’y a aucun projet pour l’instant pour le faire. L’idéal est de trouver un mécanisme qui puisse récupérer des danseurs de différents courants et milieux.

 

Je pense par exemple aux danseurs de rue, qui sont souvent en échec scolaire. Les cloîtrer et leur imposer un système d’intégration comme celui de l’ISAD par exemple, que je trouve défaillant d’ailleurs est injuste. Un danseur avant tout, et un artiste en général ne devrait pas être sanctionné pour avoir raté le bac par exemple.

 

Nawel Skandrani a terminé avec ces mots : « Laissons les universités pour ceux qui envisagent des carrières de chercheurs et d’enseignants, et ouvrons les centres de formation et de formation continue pour les personnes talentueuses ».

 

Photo de couverture : Olivier Touron