Après une dernière édition organisée en 2014, le Festival du Film Européen revient en Tunisie. Il est cette fois-ci accueilli par la cinémathèque à la Cité de la Culture de Tunis. La Roumanie, pays assurant la Présidence du Conseil de l'Union européenne, est à l'honneur de cette édition. C'est ainsi que le public tunisien a eu l'occasion, le mardi 11 juin 2019, de rencontrer la critique de cinéma roumaine Irina Margareta Nistor, une personnalité clé de l'industrie cinématographique de son pays mais aussi une femme à la carrière particulièrement exceptionnelle. La rencontre sa eu pour thème de la résistance à la culture officielle sous la dictature.
Fondatrice du festival "Psychanalyse et Cinéma" en 2012 et aujourd'hui membre de différents jurys de festivals, Irina Nistor a d'abord contribué à bercer d'un point de vue cinématographique plusieurs générations de la Roumanie de Ceausescu.
On est à la deuxième moitié du 20ème siècle, le contexte roumain s'inscrit évidemment dans la vague soviétique, et d'un point de vue médiatique, une certaine 'résistance' va se mettre en place à travers la "voix de la liberté", celle d'Irina Margareta Nistor. La Roumanie des années 80 est de plus en plus dure à vivre. Entre endettement, misère et très peu de libertés civiles (la population est entre autres privée de passeport), le régime de Ceausescu n'inspire plus confiance tandis que la Securitate (police secrète) nourrit de plus en plus une ambiance de suspicion et de terreur. La perestroïka et le glasnost ne sont pas adoptées par le gouvernement Roumain. Entre 1985 et 1989, la télévision nationale n'était diffusée que de 20h à 22h. Bien loin d'Hollywood, les téléspectateurs n'avaient pas d'autres choix que de visionner des montages souvent trop consacrés au culte de la personnalité du couple au pouvoir. De l'autre côté du rideau de fer, le VHS voyage et conquiert une grande partie de la planète. Il s'avère qu'il s'est aussi introduit 'illégalement' à l'Est, à travers la contrebande.
Chuck Norris vs Communism
Durant la rencontre, Irina nous raconte d'abord son début de carrière. Elle démarre en tant que traductrice à la télé roumaine en 1980 sous le statut de collaboratrice puisqu'elle n'était pas membre du Parti Communiste roumain. Elle traduisait des films et des dessins animés eux-mêmes modifiés au montage ; des modifications parfois poussées à l'extrême. Irina a cité l'exemple de Tom & Jerry, dessin animé culte de l'ouest auquel ont été ôtées les "scènes de tables" car jugées comme « trop remplies d'aliments » en contraste avec la dure réalité qu'est la pénurie alimentaire qui touchait la Roumanie. Ce genre de censure sévissait aussi sur d'autres aspects de la culture occidentale comme les scènes romantiques (les baisers étaient réduits à maximum trois secondes) mais aussi les séquences montrant des églises etc.
En 1985, Irina Nistor a vingt-huit ans. Elle est contactée puis recruter clandestinement par un certain Monsieur Zamfir. Teodor Zamfir était ingénieur et avait chez lui près de 300 magnétoscopes. À noter qu'à cette époque là, un magnétoscope valait le prix d'une Dacia (oui, la voiture). Irina a aidé Zamfir en doublant près de 3000 films au total entre 1985 et 1989. Elle doublait toutes les voix dans toutes les scènes de film, d'où le fait que sa voix soit la deuxième plus reconnaissable en Roumanie (après celle de Ceausescu). Des films classiques de l'Ouest comme Taxi Driver, Rocky, Karaté Kid ou encore Jésus de Nazareth sont tous doublés par Irina. Zamfir lui, il en a fait des milliers de copies, un commerce illégale pour la 'bonne cause'. Les cassettes vidéos ont fait le tour du pays à travers un trafic à très grande échelle. Ce marché parallèle se justifiait par une complicité des autorités locales d'après Irina. Elle nous explique que les différents acteurs du trafic gagnent chacun à sa manière en citant l'exemple des chauffeurs qui s'occupaient de la logistique : Ils obtenaient des cassettes gratuites en prenant le risque de transporter des quantités énormes de films illégaux. Ces films arrivaient entre les mains de familles ordinaires vivant dans une sorte de prison à ciel ouvert. Ces familles organisaient des séances de visionnages collectives illégales vu la rareté des magnétophones. La contrebande a fini par se reproduire dans plusieurs autres pays communistes. Elle ne se limitait évidemment pas qu'aux VHS, magnétophones et films. On ne peut nier que le trafic a culturellement participé à la résistance mais a aussi contribué à fragiliser l'économie d'un pays déjà en crise.
Durant la rencontre, Irina a confié qu'avec du recul ses actes peuvent certes être considérés comme de la propagande pro-américaine, mais elle justifie clairement que son intention à l'époque était surtout de « donner un message d'espoir et de liberté au peuple roumain à travers une vision du monde extérieur dont il était coupé ».
Nous avons aussi eu l'occasion de découvrir un extrait d'une dizaine de minutes du film Chuck Norris vs Communism (2015). On vous laisse voir le trailer ci-dessous, il s'agit d'un docu-fiction racontant l'histoire d'Irina Margareta Nistor, une femme qui a pris le risque de poser sa voix sur ce qui devint un des symboles de la résistance et de l'ouverture d'un pays qui allait connaître deux ans plus tard la fin de l'occupation par son "grand frère soviétique".