Chez Misk, on aime bien les femmes et on l’assume en parlant plusieurs fois de la Coupe du Monde qu’elles disputent en ce moment en France. Coupe du Monde de football, il est utile de le préciser, puisqu’on pourrait parfois penser que ce n’est pas le même sport que celui dont la version masculine sert d’opium à quasiment tous les peuples du monde aujourd’hui.
En effet, aussi stupéfiant que ça puisse paraître, ces dames jouent (et plutôt bien) sans se battre autrement que pour la balle (sauf parfois les sudaméricaines). Sans se prendre la tête avec le corps arbitral (cent pour cent féminin). En contestant très peu les décisions ou le VAR (qui fonctionne), même quand un penalty est donné deux fois sur intervention vidéo. Sans qu’une escouade de commandos armés jusqu’aux dents ne surgissent à tout bout de champ sur le terrain. Et sans se rouler par terre constamment. Alors que Neymar ou Korbi nous ont presque habitués à devoir faire des statistiques sur la distance parcourue en roulades au sol, les joueuses n’en rajoutent pas. Et donnent la sensation de ne se plaindre que quand elles ont vraiment mal. Contrairement à une croyance phallocrate, elles ne simulent pas, et jouent avec passion.
Féminine, fun et fraîche
Il y a en outre un côté fantastiquement rafraîchissant et un brin rétro à cette Coupe du Monde féminine de football. En plus de la passion mentionnée plus haut et qui a souvent quitté son pendant masculin, le jeu est globalement tourné vers l’offensive, ce qui devrait être l’essence même de ce sport. C’est fatalement agressif parce que c’est du sport, et de haut niveau, mais ça n’est qu’exceptionnellement méchant. On découvre les équipes au moment de la compétition, comme on le faisait avant du Honduras ou de l’Iran. Et les ‘grandes puissances’ ne sont pas du tout identiques à celles qui dominent chez les hommes, ce qui offre de la nouveauté.
Du point de vue des niveaux technique, athlétique et tactique, ça se laisse agréablement voir, et paraît comparable à celui des messieurs il y a une trentaine d’années, la violence et la frilosité en moins. Sans doute parce qu’il s’agit parfois de professionnelles, mais pas toujours, et que lorsqu’elles sont ‘pro’, elles ne sont pas pour autant multimillionnaires. Comme les hommes jusqu’au années 1980… Ce mimétisme va jusqu’au sourire et à l’expression de Corinne Diacre, calqués sur ceux de Valery Lobanovsky en son temps.
…mais pas tunisienne
Il y a un autre élément aussi rétro et rafraîchissant qu’un panaché en terrasse du Hafsi : ça passe en clair et sur plein de chaînes, mais pas sur toutes les chaînes -ni tous les matches. Comme le mondial masculin jusqu’au début des années 1990. Comme avant que les amis de nos voisins de Montplaisir ne rachètent tous les droits, et ne t’obligent à cracher des mille et des cent ou à t’entasser entre des chicheurs en série pour pouvoir regarder la Suisse bétonner le 0-0 contre l’Ukraine pendant deux heures. En ayant en plus le bonheur incommensurable de devoir subir les hurlements d’un Chaouali ou de ses disciples adeptes de la diarrhée verbale ininterrompue tout au long de la partie… Tout ceci est évité ici. Mais pas de chance, aucune de nos exceptionnelles chaînes de télévision tunisiennes ne diffuse l’évènement (qui bat des records d’audience de par le monde).
En fait, c’est une caractéristique nationale. Au pays de Habiba Menchari, Dorsaf Ganouati ou Mouna Chebbah, la seule participation footballistique féminine est celle de… Fethi Boucetta, arbitre lors de la toute première édition de l’épreuve en 1991 en Chine. Pour le reste au contraire de leurs consœurs handballeuses ou volleyeuses, nos footballeuses tunisiennes n’ont jamais percé -une participation à la CAN en 2008 et c’est tout. Et puis, notre sélection est en sommeil depuis la baston (digne des mecs, serait-ce culturel ?) générale qui a suivi son dernier match (amical !) il y a quelques saisons. C’est dommage, parce qu’une Amel Mejri (qui fait le bonheur de l’équipe de France et dépose ses corners au centimètre près au deuxième poteau) aurait été la garantie d’un certain niveau. Et à présent, il semble que nous en ayons pour des décennies à rattraper le retard de niveau, tant le virage amorcé avec le siècle a été important.
Party like it’s 1999
Jusqu’à la fin des années 1990, les footballeuses ont en effet dû se battre (et c’est encore souvent le cas) contre tous les stéréotypes possibles et imaginables. Le foot féminin existait pourtant -y compris rémunéré- dès la fin du XIXème siècle, mais il fut mis au placard de la fin des années 1920 jusqu’à la révolution des mentalités que fut mai 68. Inutile de faire ici de la pub au panégyrique de la misogynie, mais le football, phénomène de société, n’allait pas faire exception dans des sociétés où les dames ne votaient pas, ou devaient avoir un tuteur pour ouvrir un compte en banque… Les premières Coupes du Monde estampillées FIFA (il y eut plusieurs éditions ‘pirates’ non-officielles) seront encore jouées de façon relativement confidentielle, malgré vingt ans de pratique renaissante. Il n’y a par ailleurs en compagnie de Boucetta en 1991 qu’une seule femme arbitre ‘de champ’, et on ne lui confie que le seul match de classement. On améliore ça en 1995, mais tout change véritablement en 1999 avec la tenue de la troisième édition aux USA.
D’abord, Sepp Blatter impose (et obtient) que l’ensemble du corps arbitral (assistants compris) soit féminin, tout un symbole. Ensuite, on passe de douze à seize équipes, ce qui améliore la formule, et est servi par le niveau général de jeu qui fait en parallèle un bond qualitatif ébouriffant. Enfin, le tournoi à lieu dans le pays où la pratique du foot féminin est la plus importante au monde et où le professionnalisme est une réalité (sans parler du système universitaire qui en fait une institution). On va y assister en masse. La moyenne de spectateurs flirte avec les 40.000 pour l’ensemble du tournoi, et la finale se joue au même endroit que celles des messieurs cinq ans plus tôt, mais avec cinq mille spectateurs de plus. Il y en a cent mille. Qui voient comme des centaines de millions de téléspectateurs Brandi Chastain dans un geste de joie spontanée enlever son maillot pour fêter son tir au but victorieux, image qui va inonder un internet naissant et amener d’un coup les sponsors à s’intéresser à ces demoiselles en short. Depuis, le succès ne s’est jamais démenti -même si les chiffres de 1999 ne se sont pas encore réédités.
L’avenir du foot est-il la femme ?
Il y a de quoi paraphraser Aragon, car ces joueuses ont, en plus du mérite de tout athlète d’élite d’atteindre le sommet, celui de porter en elle ce feu sacré, cet amour du jeu qui leur fait dépasser ce plafond de verre. Cette barrière psychologique qui nous vaut un article de Libération (pourtant pas le journal le plus réac’) sur nombre d’homosexuelles déclarées au présent tournoi. Si l’article veut souligner en filigrane l’omerta régnant à ce sujet chez les hommes, il n’en reprend pas moins les stéréotypes les plus éculés du genre. Après, on ne pourra jamais empêcher le public de mêler des canons de beauté sans rapport avec le jeu dans l’appréciation d’une sportive -mais vu le nombre de spectatrices que j’ai vu se pâmer devant Paolo Maldini, le nombre de vacheries qu’a dû encaisser Ribéry sur son seul aspect ou le fait que personne ne se souvienne de ce que Kournikova fut championne du monde juniors, ce n’est pas propre aux seules footballeuses… Le sélectionneur belge n’a-t-il pas dû répondre sérieusement à une question sur la cambrure du fessier d’Eden Hazard il y a quelques jours ?
En fait, c’est sans doute l’âge d’or du football féminin qui se déroule en ce moment sous nos yeux. Il y a aujourd’hui un juste et fragile équilibre entre les moyens mis en œuvre, permettant aux joueuses d’exprimer au mieux leurs possibilités, et les intérêts en jeu. L’enjeu n’a pas encore tué le jeu chez les dames -il y a ainsi sans doute eu autant de football à savourer lors de France-Norvège que pendant toute la dernière campagne des champions du monde masculins. Et comme on a enfin féminisé leur équipement (tenue, coupe du maillot ou écusson -hormis le Brésil qui affiche ses étoiles à l’envi), les voilà aussi élégantes que Flo-Jo ou Kathy Switzer en leur temps. Et aussi talentueuses que ‘Miss Manager’ il y a trente ans. La boucle sera bouclée lorsqu’une série s’intitulera ‘époux de footballeuses’. Ou qu’un garçon voudra un maillot floqué au nom de Valérie Gauvin. Ou que Tahar Haddad ornera nos billets de banque.