Le sommet arabe aurait été un sujet suffisant en soi, mais il a fait doublon avec le poisson d’avril donc, afin de rendre un hommage minime à l’immensément talentueux Hédi Turki, dernier des pontes de l’école de Tunis qui vient de nous quitter, renouons un peu avec le mélange de la culture et du sport, trop délaissé depuis quelques temps.
En évoquant l’un des comparses du défunt peintre. Si, souvent, les artistes se sont rêvés sportifs, compensant parfois une sorte de manque par la glorification dans leurs créations des héros sportifs qu’ils n’ont su égaler, il est plus rare que les sportifs deviennent des artistes -en dehors de leur domaine athlétique, s’entend.
Certes, un O.J Simpson est devenu acteur (ça ne s’est pas forcément bien terminé pour lui, même s’il a été acquitté…), Johnny Weismuller est devenu le premier ‘Tarzan’ du cinéma (pour lui ce fut pire encore, il a fini dément), Jean-Pierre François de Saint-Etienne a chanté « Je te survivrai » (ni sa carrière sportive, ni celle musicale n’y sont parvenues), Vinnie Jones est passé de méchant sur le terrain à méchant devant la caméra (le hic c’est qu’il est vraiment méchant donc on ne le fait pas beaucoup tourner), quelques basketteurs ont fait jouer leurs taille et allure dans divers films d’horreur à peine regardables (rien à voir avec Dachra), et Mathieu Valbuena ne savait pas, lui, qu’il était filmé. Mais en gros, peu de reconversions durables.
Pour parler local, nous avons bien Dhafer El Abidine ou Kacem El Kefi qui ont abandonné le football pour embrasser la scène, mais ils n’avaient pas encore de réelle carrière sportive au moment du choix (un peu comme Albert Camus en son temps). Il est vrai qu’à voir certains sportifs, surtout chez nous, on sent un talent réel pour la comédie, le théâtre… Mais ils ne sauraient par exemple tenir un rôle dans ‘Le vase sur la terrasse’, le chef-d’œuvre de Nouri Bouzid réalisé en Miskorama.
Est-ce la vague similitude de forme entre la raquette et la guitare ? Pas mal de tennismen ont évolué vers la scène musicale, gratte à la main. Yannick Noah, certes (on ne parle pas ici de qualité artistique, juste de reconversion. Il en faut pour tous les goûts), mais aussi Mats Wilander, John McEnroe (pour lui ce fut la basse), Gustavo Kuerten, Vitas Gerulatis, et j’en oublie sans doute. En raisonnant comme ça on aurait pu s’attendre à ce que Kelly Slater, le surfeur devenu rocker, se mette au violoncelle, mais lui aussi a préféré la guitare toute simple. Et s’il y a un footballeur (et kung-fu master à ses heures) qui, dès ses débuts professionnels, écrivait de la poésie (avec un style moins affirmé que son dribble) et peignait pour se détendre (vu son style de jeu il en avait besoin car il ne faisait pas que des arabesques sur le terrain), Eric Cantona n’a pas poursuivi dans cette voie. Il a réussi à se reconvertir acteur, démontrant un talent réel quoiqu’inégal (Mookie et L’outremangeur ne se valent pas, par exemple), mais il n’a pas pu mener de front une carrière artistique et une autre sportive. Les seuls à avoir maîtrisé les deux sont le geek-artist Ymas (qui fait des tableaux en Lego et a été médaillé d’or olympique. On peut aimer ou pas, comme pour Noah. Au passage, il demeure anonyme, même si on a l’idée à Misk que c’est un handballeur), Ymas donc, et le créateur du grand Club Africain des années soixante, Fabio Roccheggiani.
Peintre abstrait et footballeur réaliste
Le technicien italien qui arriva quasiment par hasard sur la terre où il devait faire souche fit plus rapidement l’unanimité autour de son talent de peintre qu’autour de ses qualités d’entraîneur. Il faut dire que le Club qu’il prit en main alors que le premier Spoutnik tournait dans l’espace était en pleine jachère, mais qu’en même temps, un salaire -même irrégulier- à une cinquantaine de dinars mensuels faisait alors pas mal de jaloux… (NDLR : le dinar n’apparut qu’un an après sa venue à Tunis, mais nous avons voulu faciliter la lecture de ce billet. On chouchoute nos lecteurs. Et puis, si on avait parlé en francs, on nous aurait encore traités d’orphelins du protectorat). Fabio se mit illico au travail : il géra au mieux une équipe seniors vieillissante, écuma les terrains vagues de la capitale pour déceler les meilleurs talents en devenir et fit sa première exposition picturale dès 1959. En plus de la forte tradition italophile de l’école des beaux-arts de Tunis, portée sur les fronts baptismaux par la communauté de la botte aux dernières lueurs du XIX ème siècle, c’est son talent qui convainquit.
Pendant ce temps, ce peintre également sculpteur de footballeurs géra simultanément toutes les équipes des catégories minimes à seniors des ‘africains’, comme on les appelait alors, et forma pour le football organisé des éléments qui constituèrent une équipe de référence. Dévoué, il allait chercher certains de ses protégés lui-même à l’école. Astucieux, il peaufina le talent de son avant-centre en l’obligeant à s’exercer avec une petite balle en plastique (Mohamed-Salah Djedidi fut deux fois meilleur buteur du championnat). Novateur, en art comme en football, il créa une variante du 4-2-4 avec un poste d’avant-centre replié alors inédit. Et dès 1961, il commença à aligner les titres, chez les jeunes d’abord, chez les seniors ensuite. Fidèle, il refusa un poste mieux rétribué à la tête de deux autres clubs. Son audace et son modernisme firent que quoique parfaitement capable d’art figuratif, il excella dans l’abstrait et dans le lettrisme. C’est donc tout naturellement qu’il fit partie du ‘Groupe des six’ que créa en 1963 Néjib Belkhodja, lui aussi une référence en la matière.
Quoiqu’artiste dans l’âme, Fabio Roccheggiani fut, lorsque c’était nécessaire, d’un réalisme surprenant. Ainsi, rendant visite à l’un de ses jeunes joueurs alité, il ne lui apporta ni tableau, ni fleurs, mais des… biftecks. Et lorsqu’on lui demanda pourquoi un tel choix, étonnant, il répondit avec sa douceur de ton et son accent unique que garçon avait plus besoin de manger de la viande que de respirer des fleurs. Souvent, afin de pouvoir lui arracher un entretien, les journalistes utilisèrent l’angle artistique, sur lequel il était plus volontiers dissert que sur le football. Mais il est vrai que si tous nos compatriotes sont experts en football, ils redeviennent plus modestes dans leur prétention à être critiques d’art, ceci expliquant aussi cela…