"Empire" de Samuel Gratacap: Les Oubliés ont un visage.

"Empire" de Samuel Gratacap: Les Oubliés ont un visage.

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Exposées à l’IFT, les photographies de Samuel Gratacap nous happent pour nous déporter dans un lieu où le temps et l'espace se sont figés. Ce no-man's-land est bien le camp de réfugiés de Choucha où errent les Oubliés. 

 

Depuis 2007, Samuel Gratacap explore les nouvelles Babylones. Son travail de recherche porte sur la représentation des enjeux géopolitiques et des espaces transitoires sur la carte des routes migratoires dans l'espace méditerranéen. Le rendu d'investigation et d'immersion s'articule autour de l'image photographiée et filmée. Gratacap a déjà concrétisé plusieurs projets photographiques dans des zones de transit, notamment sur l'île de Lampedusa et le camp de Choucha en Tunisie. Situé à 7 km de la frontière libyenne, cet entre-deux a accueilli des milliers de réfugiés, depuis que la guerre a éclaté, en 2011. Et, pendant des années, cette aire de transit a abrité des déboutés, qui ne pouvaient ni revenir en Libye ni rentrer dans leur pays d’origine, pour des raisons d'évidente insécurité. Suspendus dans le temps et dans l’espace, perdus, parfois ignorants de leurs droits, ils étaient là, à attendre, même quand la décision de fermer le camp a été prise par le HCR (Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés), en 2013. On les surnomma "les oubliés". Aujourd’hui, il sont encore quelques uns à errer dans ce non-man's-land.

 

"Je ne dis pas qu’au bout de deux ans j’ai tout compris. J’ai encore beaucoup de questions et quelques éléments de réponses", confie Gratacap.

 

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Samuel Gratacap Crédit photo : Hajer Boujemâa

 

Les photographies exposées sont habitées par l'errance: un costume accroché au mur en instance de départ, un homme qui s'enfouit le visage pour se protéger d'une tempête de sable, un Oublié qui a perdu son identité ou encore un autre en train de se faire coiffer. Des séquences vidéo montrent une femme qui quémande de l’eau potable, une embracation en mer avec des réfugiés à bord (en effet, même s’ils obtiennent un statut de réfugié en Tunisie, ils finissent par partir clandestinement, insatisfaits), ou des pans d’une banderole qui a servi à manifester devant les bureaux du HCR.

 

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Extrait du livre de Samuel Gratacap, Empire, co-édité par LE BAL et Filigranes Éditions. Crédit photo: Hajer Boujemâa

 

 

Dans les photos et les vidéos d'Empire, la violence est contrebalancée par la couleur dominante du sable avec des personnages qui se détachent sur un fond désertique, tranchant avec le bleu marine qui engloutit les migrants dans les infos du soir. Une exposition qui raconte des bribes de vies, des luttes pour la survie et des rêves brisés, et que vient prolonger un livre de témoignages recueillis par l'artiste et co-édité par LE BAL et Filigranes Éditions.

 

« J’ai assisté progressivement à un abandon des gens » raconte Samuel. Pour lui, il était important de comprendre « les enjeux et les mécanismes de gestion humanitaire dans le camp ». Cette gestion favorise des personnes aux dépens d’autres selon qu’elles aient obtenu ou pas le statut de réfugié. En effet, "les réfugiés de Choucha, hommes, femmes et enfants, vivaient la double-peine, celle de l'enfermement à ciel ouvert suite à la fuite du conflit libyen et puis celle d'être laissés là trois années après l'ouverture du camp, laissés là sans rien, sans eau, sans nourriture, sans assistance médicale : trois cent personnes. »

 

En rapport direct avec l'humain, ce travail, entre photojournalisme et art photographique, interroge le regard sur ce qu'il voit, sur ce qu’il peut taire ou montrer. Comment montrer des victimes de l'"Empire" sans les écorcher?

 

Comment ne pas penser à Babylon, le film coréalisé par Ala Eddine Slim, Ismaël et Youssef Chebbi, tourné également dans le camp de Choucha, où le parti pris des trois cinésates fut de livrer le spectateur seul et sans filtre aux images de l'exil et de l'errance forcés?