Hors normes, difformes, horribles, terrifiants, dangereux, ils sont issus de nos cauchemars, ils habitent dans un coin de notre mémoire et ressurgissent chaque fois qu’ils peuvent.
“«Pour effrayant que soit un monstre, la tâche de le décrire est toujours plus effrayante que lui » Paul Valéry.
Monstres entre peur et fascination :
Étymologiquement, Monstre vient du latin monstrum, qui vient directement de monere qui signifie : avertir.
« Si Aristote tient les monstres pour des “erreurs” de la nature, le frère de Cicéron les présente comme des moyens de divination, cautionnant une sorte de tératomancie » Robert Bozetto.
Inclassables parce qu’ils ne correspondent pas aux normes habituelles, les monstres transgressent les codes, ceux de la nature et ceux de la société, ils sont par cet aspect fascinants. Mais, en même temps que la fascination, ils sont synonymes de peur et de répulsion.
Dans notre culture populaire, le « Ghoul » de notre enfance est l’ogre que les adultes ont utilisé pour nous faire peur afin de mieux dominer nos révoltes d’enfants et nous façonner selon un modèle précis. Le «Ghoul» fait partie de notre éducation, il grandit avec nous, en nous et, l’angoisse de tomber sur lui se transforme en grandissant en crainte. Crainte de l’échec, de l’accident, de l’obstacle, crainte des personnes qui représentent l’autorité.
Il se décline sous différents aspects et différentes appellations (ghoul, obitha, bouchkara, Azouzet Stout, etc). Il peut nous dévorer ou nous kidnapper, il est tapi dans l’ombre en attendant la première occasion pour venir nous chercher.
Le Monstre dans le conte populaire tunisien :
Qui n’a jamais entendu ou lu le conte des sept jeunes filles cloîtrées dans la maison, seules et ayant pour instruction de n’ouvrir la porte sous aucun prétexte, car le père est absent, parti pour le pèlerinage ? Le conte s’intitule « Sabâa Sbaya fi Gasbaya », un refrain que le monstre alléché par l’idée de dévorer les 7 jeunes filles seules entonne tout au long de l’histoire.
Le monstre que le conte ne décrit pas est une métaphore, il est celui qui transgresse les normes non pas biologiques, mais morales et sociales.
Ne devant ouvrir, la porte à personne en l’absence de leur père, les 7 filles se plient aux règles et aux bonnes mœurs de la société patriarcale, conservatrice, qui place les femmes sous la protection des hommes. Seules, elles sont faibles et constituent donc la parfaite proie pour d’autres hommes qui prennent la forme de monstres.
D’ailleurs, le monstre de l’histoire n’est pas forcément difforme ni hideux, il est peut-être même séduisant, malicieux, fascinant. Il est l’homme, prédateur, attiré par les femmes, l’homme qui essaie de contourner l’interdit pour arriver à ses fins.
L’histoire a un côté didactique, moralisateur, qui n’appelle pas directement les choses par leur nom, ne découvre pas les tabous, mais les pointe discrètement du doigt.
Essayant de contourner le chien qui garde les filles de son maître, le monstre rôde autour de la maison et parvient même à y entrer et à leurrer voire séduire les filles.
À la fin, il n’obtiendra pas gain de cause, car le chien du maître continuera, même mort, de protéger les filles. Morale du conte, les filles sans protection doivent se méfier des étrangers, de l’inconnu, au risque de se faire « dévorer ».
« Certains contes mettent en évidence des “scènes” puisées dans la vie quotidienne de ces sociétés » [...] « La thématique “morale” expose des situations sociales, qui confirment les valeurs morales face aux mesquineries, aux fourberies et aux complots » nous dit Traditions orales arabes « Le conte populaire arabe », Études sur la structure et la place du conte populaire dans l’imaginaire collectif arabe (UNESCO).
Le monstre dans ce conte a une fonction narrative, il est la fourberie par opposition aux valeurs morales, dont le chien, héros du conte est le loyal gardien.
Dans certains contes orientaux, les monstres sont allégoriques. Ils désignent indirectement les seigneurs, qui, sous les régimes féodaux, exploitent la population, sucent son sang, dévorent le fruit de son labeur.
« Pour qu’il existe un monstre, il est nécessaire qu’il existe une norme et un écart par rapport à une normalité mal connue, peut être vu comme une merveille ou une monstruosité ». Le Fantastique dans tous ses états, Roger Bozzetto
Dans le conte berbère, un chevalier combat la vipère à 7 têtes afin de sauver la princesse donnée en offrande pour calmer le monstre qui bloque le cours d’eau. On retrouve ainsi le schéma classique qui oppose héros/monstre.
En effet, le héros dans les mythes ou les contes doit combattre le monstre dans une sorte de rite initiatique pour accéder à un rang supérieur, celui de la reconnaissance. Comme Œdipe qui bat le sphinx, le chevalier qui rencontre la princesse attendant son sort, décide de la sauver en tuant la vipère à 7 têtes (lafâa be sabâa ryous). La récompense étant la princesse et l’accès au trône.
Le héros vient à bout du chaos et rétablit l’ordre dans son monde. Le monstre symbolise le danger ou l’obstacle que les gens rencontrent en chemin au cours de leur vie.
« Il y a en effet une connexion intime entre monstre, sexualité, ordre et fondation du monde dans les mythes monstrueux. Le triomphe sur le monstre par un héros essentiellement masculin symbolise la victoire de celui-ci sur une sauvagerie incontrôlable qu’il peut domestiquer et socialiser dans la sexualité du couple - or la femme, princesse en général, c’est-à-dire version sublimée de son sexe, est la récompense du chevalier monstricide. Le Monstre primordial symbolise aussi la confusion originelle : parfois hermaphrodite, doté de tentacules phalliques et d’attributs plus féminins (poitrine), souvent indistinct au plan sexuel, issu de l’eau, mais capable de voler ou de ramper (Sphinx, Gorgone, Dragons, Géants, Echidna...). Il contredit et contrarie la séparation des éléments opérée par l’acte démiurgique de création du cosmos (eau/terre/air ; féminin-masculin, etc.). » La figure du monstre dans la littérature et dans le cinéma : monstre et intertextualité (lettres.ac-versailles.fr)
Photo cover : Marc Chagall, le rêve