Enregistré dans un studio mythique, en compagnie d’une section rythmique culte qui a fait ses armes il y a presque cinquante ans avec Miles Davis, et d’un pianiste hors normes, Anouar Brahem s’en va en guerre à la quête de sa note bleue avec Dave Holland, Jack DeJohnette et Django Bates. Ils ont accouché de Blue Maqams, hautement salué par la critique comme la rencontre de l’orient avec l’occident. Toutefois, cette vision exotique semble être réductrice pour un disque qui défie les genres et qui prétend à une universalité, outrepassant les codes, les lois de l’harmonie, « MODAL’ités »…
L’ouverture
Opening Day, l’album aux aurores, Anouar Brahem ouvre le disque seul avec son Oud, avec sa mélancolie qui ne ressemble à aucune autre, qui lui est propre. Au-delà des mélodies, ce qui retient l’attention, c’est sa manière de faire sonner l’instrument. Il y a une quête des notes, et aussi une quête du son. L’oud se trouve catapulté dans une nouvelle dimension. Dès ce morceau, une alchimie se met en place entre l’Oud et la contrebasse, par la suite entre l’oud et le piano. Les instruments s’accompagnent et se suivent et au bout de cinq minutes, il y a quelque chose qui prend à la gorge.
La nuit précoce
À peine le jour se lève, c’est La nuit, la seconde esquisse s’ouvre cette fois au piano, Django Bates installe l’atmosphère sur laquelle les sons d’Anouar Brahem se greffent. Le son est hautement crépusculaire, les notes de piano sont étouffées et accentuent le jeu dramatique du Oud. Mais la nuit contient plus qu’une idée, ce disque évolue dans chaque morceau d’une manière inattendue, l’évolution des harmonies n’est pas prévisible, et, à chaque fois, nous sommes confrontés à l’inattendu. Dans la seconde moitié de La Nuit, le piano de Bates prend le dessus. Il y a un parfum de Buenos Aires, des virées nocturnes du côté de Ricoletta et de Palermo. Ville universelle par excellence, où la richesse cosmopolite donne au mélange des genres une dimension universelle, La Nuit est la métaphore parfaite des genres qui s’estompent.
La quête de la note bleue
Avec l’arrivée du titre qui offre son nom à l’album, Anouar Brahem reprend les choses en main et se lance dans la quête éternelle de sa note bleue, et là aussi, la musique évolue d’une manière inattendue, la bile noire du Oud se voit atténuée par les autres instruments avec un enchaînement limpide avant qu’Anouar Brahem ne s’offre un moment de solitude avec son instrument, métaphore parfaite d’un bruit qui pense, comme le disait Hugo. Titre phare, fait de bouleversements, de tension et de relâche, la personnalité de l’Album s’installe de manière définitive, et pourtant, Blue Maqams n’a pas encore livré tous ses secrets. Bahia offre un moment d’intimité rare. Anouar Brahem fredonne. Moment exceptionnel pour un introverti, dont l’expression via un instrument, par pudeur, se trouve soutenue par la voix. Bahia offre aussi un autre moment exceptionnel : Le Oud de Brahem et la contrebasse de Dave Holland s’entrelacent, se nouent, se lâchent et fusionnent dans un chassé-croisé d’une rare intensité. Vers la fin, le rythme s’accélère, comme un « éclair… et puis la Nuit - Fugitive beauté » comme le disait Baudelaire dans « À une passante », le poème sied parfaitement à « La passante », l’esquisse qui suit dans le disque. Comme une musique qui illustre un poème, il s’agit de lire « À une passante » sur ce titre, pour mieux le ressentir.
L’intimité du fredonnement
Bom Dia Rio nous offre un second moment où Brahem fredonne, seul, avec son Oud, avant que la section rythmique ne donne le ton et que la musique s’installe comme une jam où chaque instrument se libère, offrant encore une fois des moments inattendus, où les notes du Oud s’évadent dans les aigus pour sonner comme un sitar. Le tout renvoie vers un classicisme jazz des années soixante, efficace et jouissif. Persepolis’s Mirage en contient à vrai dire deux : le mirage entendu par l’Oud et le mirage entendu par le piano, les instruments dialoguent, chacun décrit sa propre vision. C’est aussi le moment de Django Bates, qui a le don d’installer des ambiances cinématographiques avec son jeu de piano en s’envolant dans les basses alors que la section rythmique, discrète et efficace, installe définitivement le mood de ces mirages croisés.
L’inattendu
The Recovered road to Al-Sham est dur à écouter, une exploration en profondeur de la mélancolie, douloureuse. Là aussi, les instruments se parlent, c’est Django Bates qui s’exprime en premier, puis Anouar Brahem prend la relève avant que le tout se mélange, que Dave Holland donne le rythme avec sa contrebasse qui sonne comme une obsession. L’inattendu s’impose comme la trame narrative de l’album, et c’est l’inattendu qui va boucler cette quête : Unexpected Outcome ressemble à une jam qui, à elle seule, résume toutes les émotions ressenties sur ce disque, où la dernière note laisse une porte ouverte à un silence infini.
Crédit photo cover : Marco Borggreve