Qui aurait osé parler, il y a seulement quelques années, de la société de surveillance, de Big Brother, du totalitarisme 2.0, du meilleur des mondes, sans le risque de passer pour un paranoïaque ou un amateur d’hypothèses farfelues et de prophétisme romanesque ?
Aujourd’hui, pourtant, des voix des plus sérieuses s’élèvent, çà et là, pour nous annoncer l’entrée de notre civilisation dans l’ère des dystopies. Ce qui pouvait passer pour des récits d’anticipation dépressifs, invalidant toute utopie, sont en passe de devenir notre pain quotidien.
C’est, du moins, le point de vue que proposent les auteurs, et textes, réunis, par le très sérieux Philosophie Magazine.
Et bien évidemment c’est le grand et incontournable Gilles Deleuze qui promène sa figure tutélaire sur les pages de ce dossier. Le magazine publie en cahier central le bien édifiant « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle ». Texte qui synthétise les craintes d’une désubstantialisation de notre humanité dans le fracas des réseaux et sous l’œil perçant des caméras de surveillance qui se glissent allègrement dans notre quotidien !
Quelques citations relevées au hasard de la lecture ont, il est vrai, de quoi glacer les veines. En voici une : « Nous savons en gros qui vous êtes, en gros qui sont vos amis. La technologie va être tellement bonne qu’il sera très difficile pour les gens de voir ou de consommer quelque chose qui n’a pas été quelque part ajusté pour eux ». Savez-vous qui se cache derrière cette déclaration euphorique ?
Rien moins que le patron de Google, Eric Schmidt.
Ainsi, et comme le note Martin Legros, dans un sombre, et anxieux, article introductif sur cette nouvelle servitude volontaire (l’ancienne ayant été «théorisée » dans le fameux Discours de La Boétie ) , les plateformes « se saisissent de toutes les traces que nous laissons pour prédire et même orienter nos comportements futurs ».
Le seul fait d’appuyer sur « J’accepte », très souvent sans lire ce qu’on accepte, fait de nous des « calculés » à la merci de mystérieux algorithmes et de bien obscurs transactions.
L’auteur cite trois grands modèles de cette oppression. Le panoptique de Jeremy Bentham revu par Michel Foucault. Ou le pouvoir devant être tout autant visible qu’invérifiable. Jamais l’épié ne doit savoir s’il y a quelqu’un dans la tour centrale. Mais celle-ci reste visible dès qu’on lève les yeux vers le ciel…
On ne présente plus le deuxième modèle puisqu’il s’agit du Big Brother qui ballade son ombre inquiétante à partir d’écrans placés dans tous les foyers dans 1984 de Georges Orwell.
Un écran qui soumet même la pensée.
Le troisième modèle est la société de contrôle du philosophe Gilles Deleuze. La thèse forte est la suivante : Le contrôle va remplacer la discipline. Les ordinateurs deviennent les lieux du contrôle continu et qui opèrent « une modulation universelle » pour repérer la position de chacun.
Nous sommes « dorénavant surveillés par l’ombre de nous-mêmes ». N’apparaissent sur nos écrans que les désirs ajustés à nos profils…
Comment échapper au contrôle ?
Balancer Pc et téléphone portable ?
Se faire « furtif » propose le romancier deleuzien Alain Damasio. Les furtifs ? La plus haute forme du vivant qui « vit dans les angles morts » et ne cesse de se confronter à l’altérité. Alors que nos écrans nous enferment dans la « mêmeté ». Il s’agit d’être récalcitrant plus que résistant…
Il s’agit d’habiter les possibles poétiques…